L’édition numérique en Russie. Entretien avec Natalia Erokhina (ABBYY)

17/12/2012 / Octavio Kulesz

Le commerce de publications électroniques semble offrir de prometteuses perspectives en Russie. Bien que l’Occident s’y intéresse peu, un examen attentif de la situation montre que la Russie dispose d’une très puissante industrie technologique, d’un État extrêmement actif et d’un taux d’alphabétisation parmi les plus élevés au monde – facteurs qui contribueront sans doute au développement de l’édition numérique. Afin de mieux comprendre les caractéristiques de l’édition électronique russe actuelle, nous nous sommes entretenus avec Natalia Erokhina, de l’entreprise ABBYY. 

1. Pourriez-vous décrire brièvement votre parcours et celui d’ABBYY ?

J’ai étudié les Sciences Humaines à l’Université d’État Russe et j’ai obtenu mon diplôme en intelligence artificielle – une spécialisation qui combine deux domaines : la programmation de logiciels et la linguistique. Au cours des 10 dernières années, j’ai travaillé dans différentes entreprises russes de logiciels et de haute technologie. Je suis actuellement responsable du développement de marchés pour l’Amérique Latine chez ABBYY une entreprise leader dans le domaine de la reconnaissance de textes, de la capture de données et des technologies linguistiques.

Parmi les produits d’ABBYY figurent des applications pour la reconnaissance et la conversion de documents (FineReader et PDF Transformer), des programmes de capture de données pour le traitement de formulaires, documents semi-structurés et déstructurés (FlexiCapture et FormReader) – tous ces programmes offrant un bon panorama des technologies de reconnaissance développées par ABBYY, sans oublier sa ligne Lingvo de dictionnaires électroniques et autres produits linguistiques. Notre société constitue l’un des centres les plus éminents au niveau global dans le domaine de l’intelligence artificielle et de la reconnaissance de documents. ABBYY possède aussi sa propre maison d’édition, ABBYY Press, et une agence de solutions linguistiques, ABBYY Language Services.

2. Quels sont les principaux acteurs de l’édition numérique russe ?

Le marché de l’édition numérique en Russie est relativement récent et se trouve encore dans une phase de développement. La demande de contenus numériques augmente et, selon les estimations des experts, la vente de livres électroniques double chaque année.

D’après ce que je vois, le sentiment général est que le marché est en pleine mutation. Les technologies de l’information évoluent sans cesse, ce qui conduit les maisons d’édition, les grandes comme les moyennes, à lancer leurs propres projets et à travailler sur leurs stratégies numériques.

Le marché des publications électroniques est principalement constitué par des maisons d’édition qui lancent de nouveaux projets ou approfondissent leurs initiatives numériques antérieures (Eksmo, Prosvescheniye, Drofa, AST Press), ainsi que par des distributeurs numériques de grande envergure (LitRes venant en tête, suivi par Wexler et Ozon). Dans une certaine mesure, ABBYY pourrait aussi être considérée comme une entreprise entrant dans cette catégorie.

3. Comment décririez-vous l’attitude générale des éditeurs russes concernant l’ère numérique ?

L’industrie éditoriale est habituellement conservatrice. Cependant, avec l’avènement de l’ère de l’informatisation totale, ce secteur a dû lui aussi s’adapter aux tendances contemporaines. Je crois qu’au bout du compte les éditeurs russes comprennent qu’il s’agit d’une époque de transformations considérables et que la manière de proposer les contenus a changé. Les leaders du marché sont déjà très actifs dans l’arène numérique, mais je dirais que la majorité des éditeurs en sont encore à tâter le terrain.

Ce qui est sûr, c’est que la préparation de publications électroniques de qualité requiert ressources financières et investissement. Développer de tels processus réclame de multiples étapes : déterminer les besoins techniques, réviser et restructurer les contenus, concevoir les interfaces, programmer, tester, etc. En outre, la grande variété de plateformes (Windows, Mac OS, Android, iOS, etc.) implique des adaptations techniques supplémentaires qui, dans certains cas, multiplient les coûts par deux. Les nouveaux outils d’édition contribuent clairement à accélérer le processus, mais leur mise en place demande aussi un investissement en formation.

D’autre part, le développement d’un produit numérique seul ne suffit pas : le processus de publication exige également une bonne stratégie de distribution. Cela implique un travail quotidien sur la promotion, la gestion des commentaires des clients, les actualisations techniques, les analyses dynamiques des résultats des ventes, les politiques de prix, ainsi que la mise en route de canaux de commercialisation efficaces.

Par conséquent, les éditeurs sont amenés, soit à modifier radicalement leurs modèles économiques (et à créer leurs propres départements de logiciels et de ventes), soit à trouver un associé technologique qui s’acquittera de cette partie du processus.

En Russie, les principales maisons d’édition essaient actuellement les deux méthodes à la fois (par exemple, AST Press et Drofa travaillent avec des associés dans des domaines déterminés, et développent en même temps leurs propres projets numériques). Cependant, la solution la plus usitée est la coopération entre éditeurs et entreprises de logiciels qui offrent un soutien pour la création de contenus électroniques (comme par exemple ABBYY), et d’autres entreprises spécialisées en distribution numérique (comme Litres –54%–, Wexler, Ozon et aussi ABBYY).

4. Est-ce que vous pourriez dire que la présence du numérique augmente parmi les lecteurs ?

Absolument. Les lecteurs russes s’habituent de plus en plus à lire sur des dispositifs portatifs. Selon SmartMarketing, le volume total des liseuses s’est multiplié par trois comparé avec 2010. Les analystes expliquent que ce marché a déjà traversé sa période de jeunesse et qu’il est passé à une phase de croissance soutenue. Les résultats obtenus par l’équipe du site RBC (Russian Business Consulting) sont eux aussi intéressants : selon leurs investigations, 53,1% du public du portail (majoritairement composé de jeunes et d’hommes d’affaires) utilisent des liseuses pour lire des livres.

Les marques les plus populaires sont PocketBook, Sony, Wexler et Onyx. Cependant, selon diverses estimations, les PC et les smartphones sont toujours, en Russie, les modes d’accès généralisés aux contenus électroniques. D’autre part, la vente de tablettes est elle aussi en augmentation: les avis des experts coïncident pour prévoir que dans un avenir proche les liseuses seront remplacées par des versions multifonctionnelles. De l’avis général, les publications électroniques devraient contribuer à développer la culture de la lecture en Russie, du fait qu’elles permettent un accès beaucoup plus direct et économique au contenu, non seulement pour les habitants de Moscou ou Saint-Pétersbourg, mais aussi pour les gens qui vivent dans toutes les provinces russes, comme par exemple la Sibérie ou l’extrême Est du pays.

5. Le piratage est un sujet récurrent dans les débats sur l’édition numérique. Comment voyez-vous ce phénomène en Russie ?

Le piratage constitue en effet un sujet critique en Russie, comme c’est le cas dans d’autres pays. Chaque année, les maisons d’édition perdent des millions de dollars à cause de la quantité gigantesque de téléchargements illégaux. Il est vrai que l’absence d’une législation adéquate à propos de l’édition électronique explique la permanence de tant d’acteurs illégaux sur le marché russe.

Dans le domaine des contenus légaux, les fournisseurs les plus importants sont LitRes, Elkniga, Bookee.

La loi anti-piratage est relativement stricte en Russie, puisqu’elle implique la responsabilité individuelle. Cependant, son application est très compliquée. Ainsi, les grands points de vente et les éditeurs doivent affronter le phénomène des publications illégales par leurs propres moyens, à tel point que certains ont essayé de rendre légale l’offre illégale.

À mon avis, le problème du piratage pourrait être partiellement résolu, non seulement en améliorant les systèmes de protection, mais aussi en proposant des contenus de qualité à des prix accessibles. Nous savons tous que les livres piratés qu’on trouve sur internet contiennent en général des erreurs, des symboles mal interprétés, etc. Ainsi, il serait jusqu’à un certain point beaucoup plus simple pour les utilisateurs d’acheter un livre légal dans un point de vente fiable, à condition que le prix ne s’avère pas prohibitif.

Pour faire une comparaison, en Occident le prix d’un livre électronique oscille entre 10 et 15 dollars, tandis qu’en Russie il se situe aux alentours de 3 dollars. Différents experts indiquent aussi que l’industrie éditoriale russe ne fournit pas suffisamment de contenus à ses lecteurs. LitRes, par exemple, possède quelques 50.000 titres tandis que le principal site de textes illégaux en Russie, Lib.rus.ec, atteint les 200.000 titres. (Pour plus d’informations, je recommande la lecture de l’article de Vladimir Kharitonov: « Russian Publishing steps into the Digital Future ».)

6. Quel va être l’impact des livres électroniques et des autres outils numériques en Russie ? Est-ce que vous voyez une opportunité particulière ? Et qu’en est-il des enjeux ?

Je considère que le développement de l’industrie du livre électronique va offrir aux différentes strates de la société russe – aussi bien à Moscou qu’à Saint-Pétersbourg et dans les autres régions – l’opportunité de lire plus. Avec l’expansion d’internet, les régions les plus périphériques du pays vont avoir accès à la même qualité et quantité de livres que les régions centrales, ce qui va contribuer dans une grande mesure à encourager la culture de la lecture sur l’ensemble du territoire et à élever le niveau général d’éducation. Accéder à une offre variée est difficile dans le monde de l’imprimé, mais dans celui de l’électronique il est possible de trouver et de télécharger des textes très simplement. Les étudiants profitent déjà de cet avantage.

Le thème des contenus électroniques est d’ailleurs au centre d’un intense débat dans l’industrie éducative. Si ces discussions débouchent sur un projet gouvernemental, le plus probable est que l’initiative recevra des fonds, ce qui stimulera le commerce éditorial.

Ceci étant, parmi les défis majeurs à surmonter afin qu’émerge un marché du livre numérique en Russie, figure la difficile recherche de modèles économiques clairs pour la vente de contenus. Il existe actuellement trois variantes: la vente de livres électroniques sous forme de fichiers, les modèles de souscription, et les applications multimédias. Le problème réside dans le fait que les procédures d’achat sont un peu plus compliquées qu’aux États-Unis, car l’infrastructure basée sur la connexion entre liseuses et sites de vente en ligne se trouve encore dans une phase de développement.

Un autre problème tient au fait que le public russe n’est pas très habitué à l’idée de payer pour un contenu légal (alors qu’aux USA, c’est entré dans les mœurs). D’autre part, les modes de paiement (les cartes de crédit, par exemple) ne sont massivement utilisés en Russie que depuis quelques années. Tout cela conduit au fléau du piratage, qui s’ajoute aux problèmes techniques de traitement des paiements.

 

Octavio Kulesz

A propos de l'auteur

Octavio Kulesz is an Argentinian digital publisher and philosopher. In 2007 he founded Teseo, one of the first e-book publishing houses in Latin America. He is the author of the report “Digital Publishing in Developing Countries” (commissioned in 2011 by the Prince Claus Fund and the International Alliance of Independent Publishers), and a Unesco expert on the 2005 Convention.