L’Amérique latine est devenue un territoire fertile pour l’édition numérique et l’expérimentation sur de nouveaux formats. Le Brésil est sans aucun doute le pays le plus avancé de la région, mais des acteurs innovants font déjà leur apparition dans d’autres pays. Nous nous sommes entretenus à ce propos avec Javier Sepúlveda Hales, directeur d’Ebooks Patagonia, une maison d’édition numérique basée à Santiago du Chili.
1. Pourrais-tu présenter brièvement ton parcours et Ebooks Patagonia ?
J’ai fondé Ebooks Patagonia en 2010. Je suis ingénieur civil industriel, j’ai obtenu un master en commerce àla Thunderbird School of Global Management et un autre en gestion à l’Université du Chili.
Ebooks Patagonia, est une maison d’édition numérique qui publie des auteurs latino-américains. Elle collabore aujourd’hui avec des auteurs et des éditeurs de la région pour les diffuser dans les principales boutiques et bibliothèques du monde. Nous avons un catalogue d’environ 50 livres numériques, avec des auteurs d’Argentine, d’Uruguay, du Chili, de Colombie, du Mexique, du Nicaragua, du Guatemala et du Pérou. Nous proposons également des services de maquettage numérique au format EPUB, de distribution numérique mondiale aux éditeurs et aux auteurs, de graphisme et de création d’applications culturelles. Nous réalisons aussi des bibliothèques numériques pour les écoles et faisons du conseil en planification de stratégie numérique.
2. Quel a été jusqu’à présent l’attitude des lecteurs chiliens par rapport au livre numérique ?
Il faut prendre en compte le fait que les niveaux de lecture sont très bas au Chili depuis longtemps. Je ne possède pas de données chiffrées actuelles, mais je me base sur ma propre perception et les informations que je recueille dans la rue et sur les réseaux sociaux. J’ai observé un grand militantisme en faveur du livre imprimé, en raison de ses qualités comme objet ; dans le même temps, le livre numérique est souvent présenté comme une menace, comme une attaque… Mais j’ai aussi observé de grands lecteurs adopter le livre numérique pour des raisons pratiques, sans cesser d’acheter des exemplaires papier. Une part importante d’entre eux sont les plus de 50 ans, qui apprécient la possibilité d’augmenter la taille du texte.
Tous les jours j’observe de plus en plus de gens lire sur des liseuses numériques dans le métro de Santiago ; certains lisent même sur leurs téléphones. Il y a quelques années de cela, j’allais jusqu’à m’approcher de ceux qui avaient une liseuse et j’interrompais leur lecture pour discuter avec eux. Ils se plaignaient du manque de livres en espagnol, j’en profitais donc pour leur recommander Ebooks Patagonia !
En ce qui concerne les DRM, je ne compte plus le nombre de fois où nous avons dû envoyer des instructions pour permettre l’ouverture du texte sur le dispositif de lecture après l’achat. Je me rappelle une fois en 2011, avoir dû assister par Skype une cliente de Porto Rico qui nous avait acheté un livre numérique et n’arrivait pas à le télécharger sur sa tablette, quoiqu’elle fasse. Peu après, nous avons produit des tutoriels vidéo pour expliquer chaque étape. Malgré tout, notre expérience montre que si le client survit au premier achat d’un livre numérique protégé, il n’y a pas de retour en arrière. Une fois que le lecteur a réussi à authentifier son dispositif de lecture avec un nom d’usager et un mot de passe de DRM, ensuite tout est plus simple : le premier téléchargement est complexe mais les suivants se font en un clic.
Enfin, nous savons que les livres numériques que nous vendons le sont principalement aux États-unis, au Mexique et au Chili.
3. Et quelle est l’attitude des éditeurs ?
Les éditeurs au Chili ont l’esprit occupé par les tâches quotidiennes et les achats de l’État. Les acquisitions du secteur public sont considérables et expliquent une bonne partie du revenu des maisons d’édition. Il y a quelques années, quand je demandais un rendez-vous aux maisons d’édition pour travailler avec elles sur des sujets numériques, elles me demandaient plus de temps pour y réfléchir. Aujourd’hui, toutes considèrent qu’elles devront faire du numérique un jour ou l’autre, mais en vérité elles sont submergées par les urgences. Il y en a peu qui convertissent leur catalogue au format EPUB, et ils le font souvent plus à la demande de leurs auteurs que de leur propre chef.
J’observe avec enthousiasme l’arrivée de nouvelles maisons d’édition qui, grâce aux livres numériques et à l’impression à la demande, parviennent à publier et à faire connaître leurs auteurs. L’autoédition numérique est également en train de se généraliser sur le marché chilien : cela peut s’expliquer par le fait que les maisons d’édition parient peu sur les nouveaux auteurs ou que leur programme éditorial est déjà bouclé pour une année.
J’ai l’impression que les maisons d’édition locales sont trop focalisées sur le papier, ou tout du moins sur le fait de migrer leur fonds éditorial vers des boutiques en lignes acceptant les PDF. Il faudrait plus de projets pensés clairement pour le numérique, qui ne dépendent pas du papier.
4. Comment travaillez-vous avec les maisons d’édition ?
En gros, nous nous chargeons d’externaliser leur secteur numérique, et plus particulièrement la distribution. Quand une maison d’édition dispose de plus de 20 titres numériques (EPUB ou PDF), nous leur offrons le coût de mise en ligne : nous prenons simplement un pourcentage sur les ventes. C’est ce qui nous motive et nous pousse à faire notre maximum pour vendre.
5. Amazon, Apple et d’autres entreprises internationales ont commencé à s’aventurer dans la vente de livres numériques en Amérique latine. Est-ce que tu vois ces entreprises comme des partenaires ou comme des concurrents ?
Ces entreprises sont des partenaires pour nous. Elles nous aident à démocratiser la lecture numérique grâce à leurs appareils. Nous avons des accords commerciaux et nous travaillons en étroite collaboration avec elles pour augmenter les contenus latino-américains sur le marché international.
Les entreprises qui sont uniquement des librairies devraient en revanche s’inquiéter. Un peu comme cela s’est passé avec la chute de Blockbuster face à l’arrivée de Netflix. Ou la faillite de Borders et l’intéressant pari de Barnes&Nobles sur un futur numérique.
6. Tu as un jour déclaré que le numérique « rebat les cartes et change les règles du jeu ». Plus généralement, quel avenir vois-tu pour le livre numérique en Amérique latine ?
Je prévois un avenir des plus prometteurs. Le livre électronique permettra l’intégration de nos cultures et facilitera une lecture mutuelle. Un exemple : avec la maison d’édition Resistencia du Mexique, nous avons créé un concours de nouvelles bi-national pour auteurs ayant déjà publié au moins un livre. Le jury était totalement externe par rapport aux maisons d’édition, et nous avons publié une anthologie numérique des nouvelles primées, quatre nouvelles de chaque pays. Sur Facebook, j’ai pu lire un des jurés exprimer sa joie d’avoir découvert deux auteurs chiliens qui lui plaisaient beaucoup.
Notre maison d’édition a également sorti une collection de nouvelles d’auteurs latino-américains, exclusivement sur iBookstore et Amazon. Elle s’appelle « Ebooks Patagonia Singles » et chaque nouvelle est vendue au prix de 0,99 dollars. Parmi les auteurs, on trouve Mario Benedetti (Uruguay), Andrés Neuman (Argentine), Pablo Simonetti (Chili), Tryno Maldonado (Mexique), et Carlos Wynter (Panama).
Quand je dis que le numérique « rebat les cartes et change les règles du jeu », je pense en particulier aux grands groupes éditoriaux dirigés depuis l’Espagne et les États-unis, et à l’usage que nous pouvons faire de la technologie. Il suffit d’imaginer le pouvoir accumulé à la suite de la récente fusion de Penguin et de Random House, face aux auteurs, agents, distributeurs, et aux autres acteurs traditionnels de la chaîne du livre.
Selon moi, la seule porte de sortie pour une maison d’édition indépendante latino-américaine face à un grand groupe éditorial, c’est le livre électronique. Les coûts de sortie pour un nouveau livre ont chuté et aujourd’hui il s’agit plutôt de voir si la promotion du livre que tu fais sur les réseaux spécialisés ou dans les cercles de lecteurs potentiels est bonne. Dans le monde numérique, les différences entre une petite maison d’édition et une multinationale ne sont plus aussi marquées.