Au cours des dernières années, le Labo a publié bon nombre d’articles concernant l’édition numérique dans le monde arabe. Même si les nouvelles technologies présentent de grandes opportunités pour la région, les obstacles ne sont pas des moindres. Les difficultés techniques en rapport avec le format EPUB ainsi que le manque de moyens de paiement numériques sont deux des défis les plus fréquemment mentionnés par les acteurs locaux. Dans cet entretien, nous discutons de ces enjeux vitaux pour l’industrie du livre arabe avec Bilal Zahra, directeur général de eKtab (Jordanie).
1) Bilal, parlez-nous de vous: Comment êtes-vous devenu entrepreneur dans l’édition numérique ?
Il y a quatre ans, avec mes deux associés (Haitham, le directeur du marketing, Edward, le directeur de la technologie et moi-même, à la direction générale du projet), nous avons observé que le secteur éditorial arabe avait deux grandes faiblesses. La première, c’était qu’il y a peu de livres électroniques, ou ebooks, disponibles en arabe. La seconde c’est qu’il est très difficile de trouver des livres imprimés en arabe, ce qui constitue une insuffisance de distribution d’ordre plus général, surtout en dehors du monde arabe – en particulier aux États-Unis, en Europe et en Australie. Il n’existe pas de chaînes de librairies dans le monde arabe et les compagnies globales ne proposent aucun livre en arabe, ni imprimés, ni numériques.
Au début, cela a donc été une question d’orgueil : comment se fait-il que les Arabes ne puissent pas développer un standard EPUB dans leur langue, ou trouver un livre à lire en arabe ? Nous nous sommes donc lancés dans le projet de mettre à la disposition des lecteurs des livres en arabe qui soient de la meilleure qualité possible. Nous sommes les premiers à proposer des ebooks au format EPUB3, enrichis d’une lecture à synthèse vocale, dans les pays en développement. Nous avons également résolu le problème du format universel en l’adaptant aux polices de caractères arabes et à la lecture de droite à gauche. Nous avons voulu prouver que les Arabes sont eux aussi capables d’innover et de créer. Nous avons également voulu conférer au livre arabe toute sa force et toute sa grandeur, parce que nous avons la responsabilité de préserver et de stimuler la riche culture qui est la nôtre.
2) Quel était votre objectif lorsque vous avez lancé eKtab ?
L’objectif principal était de construire le premier magasin de ebooks en arabe du monde, pas seulement pour la région, mais pour tous les lecteurs arabes où qu’ils se trouvent. Nous avons présenté notre plateforme expérimentale mi-2012. Comme nous voulions être sûrs que notre produit était complètement validé, nous nous sommes fixés deux objectifs: 1) attirer les éditeurs pour qu’ils signent avec nous; 2) établir des accords avec des opérateurs de télécommunication pour que le paiement des livres puisse s’effectuer par SMS. Le lancement officiel a eu lieu en juillet 2013.
Actuellement, le défi majeur est de générer de la demande, ce qui constitue un processus long et continu d’éducation du marché pour faire en sorte que les lecteurs apprennent à lire des ebooks et à utiliser les méthodes de paiement numériques, tout en convertissant parallèlement à cela la plus grande quantité possible de titres de tous genres. Au sein de l’industrie du livre arabe, eKtab cumule les rôles d’agrégateur, de boutique en ligne et de vendeur, ce qui en Occident constitue trois activités différentes. Nous empruntons donc trois directions parallèles qui sont coordonnées entre elles mais fonctionnent séparément. En plus de cela, nous innovons dans d’autres domaines: nous avons créé le “eKtab Karaoké” pour les livres de musique, ainsi que la première liseuse à synthèse vocale de livres électroniques en arabe (pour PC, Android et iOS).
3) Quelle a été votre expérience avec les ebooks en arabe ?
Le marché local est vierge, aussi bien en ce qui concerne les ebooks que le commerce électronique en général, et son potentiel est énorme : 150 millions d’utilisateurs d’Internet et une population totale de 400 millions. La question technique de la conversion des textes écrits en arabe au format EPUB est déjà pour nous une étape résolue. Le principal défi réside maintenant dans l’éducation des utilisateurs à la lecture et l’achat numériques, et dans l’éducation des éditeurs.
Il y a encore bon nombre de choses à améliorer dans le domaine de la distribution – il faut par exemple stimuler le modèle B2C, sachant que les éditeurs sont plutôt habitués au modèle B2B.
4) Que doivent faire les éditeurs désireux de voir leurs ebooks distribués sur eKtab ?
C’est très simple. L’éditeur signe un accord de distribution internationale qui établit le partage des bénéfices, puis nous envoie les fichiers des livres. Nous nous occupons gratuitement du reste. Nous déterminons le prix en coordination avec les éditeurs et nous gérons la conversion à EPUB, les métadonnées et la vente des ebooks. Les éditeurs disposent d’un compte d’utilisateur à partir duquel ils peuvent suivre les ventes en temps réel.
5) Dans un entretien récent vous avez mentionné une solution très intéressante en ce qui concerne les paiements électroniques dans la région. Vous pouvez nous en dire plus ?
Nous allons présenter d’ici peu un système pionnier de paiement contre livraison pour produits numériques. Le client doit acheter du crédit sur le site web d’eKtab; il reçoit ensuite la visite d’un receveur qui lui remet le récépissé de paiement et encaisse l’argent en liquide ; le crédit est alors activé et le client peut acheter les livres dont il a envie.
6) À votre avis, quel est l’avenir de l’édition numérique dans le monde arabe ?
Un avenir très prometteur. Les Arabes ne sont pas différents du reste du monde – il suffit d’observer les taux d’adoption ici, en comparaison avec les taux aux États-Unis et en Europe : la région arabe a seulement besoin de temps. De plus en plus de smartphones et de tablettes font leur entrée sur le marché, de plus en plus de clients utilisent des moyens de paiement numériques. Les ebooks apportent une solution au problème de la distribution et sont, en moyenne, 50% moins chers. Le phénomène est déjà lancé et nous le suivons de près.