L’édition numérique jeunesse en Afrique, dans le Monde arabe et en Inde

23/03/2015 / Octavio Kulesz

Cet article est co-publié avec Takam Tikou, la revue en ligne du livre et de la lecture des enfants et des jeunes en Afrique, dans le Monde arabe, la Caraïbe et l’océan Indien (publication du Centre national de la littérature pour la jeunesse – La Joie par les livres, service du Département Littérature et art de la Bibliothèque nationale de France).

Les dix dernières années, la technologie numérique a ébranlé l’édifice de l’industrie du livre. L’édition jeunesse a été particulièrement touchée : l’usage croissant de tablettes, téléphones, liseuses et toutes sortes de dispositifs par les enfants et les adolescents, ainsi que l’explosion des applications mobiles et autres outils interactifs ont fait apparaître une nouvelle scène pour ce secteur. Ainsi, aux États-Unis, 21 % du total des livres jeunesse vendus l’est sous forme numérique.

Or quelle est la situation des pays en développement ? Quels sont les possibilités, défis et tendances qui caractérisent ces régions, en matière d’édition électronique ? Quels acteurs font partie du paysage du livre jeunesse numérique au niveau local ?

L’analogique comme défi, le numérique comme opportunité

Pour commencer, nous devons souligner que, dans les pays du Sud, l’édition traditionnelle est confrontée depuis des années à un grand nombre de défis. Tout d’abord, l’impression et le papier sont en général trop chers, notamment dans le domaine du livre jeunesse, qui a besoin d’encres de couleurs différentes et de papiers particuliers. D’autre part, la distribution physique peut aussi devenir une tâche complexe et coûteuse. Dans beaucoup de régions, le réseau des bibliothèques est en général clairsemé et mal approvisionné.

Rien d’étonnant à ce que, dans ce contexte, le numérique se révèle a priori comme une opportunité unique. En effet, dans les formes électroniques, le coût des matériaux comme le papier est supprimé, ce qui induit que la distribution peut devenir plus efficace. Joanna El Mir, éditrice jeunesse chez Samir Éditeur (Liban), mesure ces avantages :

« Je crois, comme beaucoup d’autres éditeurs, que le numérique pourrait apporter une solution au problème de distribution et de disponibilité du livre dans le monde arabe en dehors des frontières du pays d’origine. Le numérique pourrait également pallier au marketing du livre presque inexistant parce que coûteux, surtout si un éditeur libanais voulait trouver des lecteurs au niveau régional. »

Précisément, la technologie numérique permettrait d’atteindre de nouveaux marchés internationaux, par exemple les lecteurs de la diaspora. Très souvent, il s’agit de parents qui perçoivent que la plus grande partie des options culturelles disponibles est en anglais ou en français, et qui sont à la recherche de livres pour enfants dans leur propre langue.

De multiples obstacles

Néanmoins, malgré son grand potentiel, l’édition numérique dans les pays du Sud n’est pas à l’abri d’écueils. Premièrement, il est indéniable que la connexion à Internet peut être déficiente, ce qui évidemment décourage la consommation de contenus électroniques. De même, la grande majorité de la population ne possède pas de tablettes ni de liseuses, qui demeurent des dispositifs coûteux.

Bien entendu, de nombreuses initiatives sont mises en place par le secteur public afin de réduire la fracture numérique.. Cependant, la distribution de dispositifs a souvent fait resurgir un autre problème : le manque criant de contenus numériques. À ce propos, Marie-Michèle Razafintsalama, directrice des éditions Jeunes malgaches (Madagascar), résume la problématique :

« Le ministère de l’Éducation nationale malgache a initié depuis le dernier trimestre 2014 la fourniture de milliers de tablettes, mais personne ne sait ce qu’il y a dedans. »

É tant donné ce manque criant de contenus, les utilisateurs locaux pourraient acquérir leurs livres numériques en téléchargeant des œuvres étrangères. Cependant, l’obtention de ces œuvres peut s’avérer difficile pour le consommateur local, tant du point de vue du prix – un livre numérique commercialisé 9,99 dollars américains peut être accessible à un lecteur états-unien, mais sans doute pas à une famille du Sud ayant un faible revenu – que des restrictions quant aux moyens de paiement et au faible taux de pénétration des cartes de crédit internationales. D’autre part, les acheteurs peuvent se heurter aux limitations concernant les droits territoriaux des livres numériques : par exemple, les lecteurs français établis hors de France rencontrent des difficultés lorsqu’ils essayent d’acheter des livres numériques distribués par des plateformes françaises. Ce problème a d’ailleurs soulevé tout un débat au niveau législatif

Or que se passe-t-il avec les contenus édités localement ? Quelles sont les limites dans ces régions quand il s’agit de produire et de distribuer les livres jeunesse numériques ? Très souvent, les maisons d’édition du Sud manquent de versions électroniques de leurs propres livres et ne disposent pas toujours du savoir-faire nécessaire pour fabriquer des livres numériques. D’autre part, créer une publication interactive d’une certaine complexité peut demander un investissement qui sera hors de portée d’une maison d’édition indépendante. Ce problème s’aggrave puisque la technologie disponible n’est pas toujours adaptée au contexte ni à la langue locale.

Enfin, si le marché potentiel est très vaste, le public acheteur peut être, dans les faits, très réduit : ainsi, certains éditeurs consultés mettent en avant le problème du piratage, et d’autres, le manque de lecteurs. Et si l’on se réfère aux marchés internationaux, à dire vrai, il n’est pas simple pour les maisons d’édition indépendantes d’obtenir une bonne distribution mondiale, ni numérique ni papier. Nadia Essalmi, directrice de Yomad – la première maison d’édition marocaine spécialisée en livres jeunesse –, propose une explication tout à fait parlante :

« Hormis quelques exceptions, les éditeurs marocains ne sont pas présents sur Amazon, boutique qui agglutine un très haut pourcentage des ventes de livres physiques et électroniques au niveau mondial. Pour commencer, cette compagnie ne fait pas de livraisons physiques dans le monde arabe. De plus, les vendeurs sont obligés de passer par un compte en banque en Europe pour leurs transactions. »

Du papier au livre numérique : et pourtant ça bouge !

Les obstacles qui empêchent de profiter des avantages du numérique sont – il est vrai – considérables, mais cela n’a pas du tout dissuadé les éditeurs locaux, qui ont mis en place toutes sortes d’innovations pour vaincre des difficultés. Par exemple, la maison d’édition jeunesse Kalimat (Sharjah) – fondée en 2007 par Sheikha Bodour Al Qasimi et mondialement connue pour ses œuvres aussi bien papier que numériques – a entrepris la construction de son propre logiciel pour l’édition de livres interactifs. Cet outil a permis à Kalimat de surmonter plusieurs des restrictions que présentaient les formats standards tels que l’EPUB quand il s’agissait de livres numériques éducatifs et littéraires en langue arabe.

Créé à Dakar en 2008, Nouvelles Editions Numériques Africaines (NENA) a publié plus de 125 ouvrages d’auteurs africains, dans tous les domaines. En avril 2014, NENA a lancé son projet Librairie Numérique Africaine (LNA), qui commercialise à présent plus de 350 titres numériques publiés en coédition avec une vingtaine d’éditeurs de la région. Pour le moment, l’offre de livres jeunesse de LNA est limitée, mais selon Marc-André Ledoux, son fondateur,– le futur du secteur s’avère très prometteur :

« Notre offre numérique pour enfants est réduite à 2-3 titres. Mais je peux seulement certifier que ma fille de 8 ans apprécie l’heure du conte le soir avec moi sur ma liseuse… Le grand défi actuel est d’arriver à convaincre l’ensemble des éditeurs africains à passer au numérique. Il y a un potentiel de plusieurs milliers de titres provenant d’auteur(e)s et écrivain(e)s africains. Imaginez le jour où tous ces titres seront rassemblés au même endroit : alors nécessairement les lecteurs africophiles du monde entier s’y donneront rendez-vous et toute la littérature africaine sera mise en valeur au lieu de se perdre dans l’offre pléthorique des Amazon et iBookStore où elle demeurera quantitativement toujours minoritaire. »

Il existe aussi des projets non commerciaux qui profitent de la technologie d’une manière originale. Dirigé par trois éditeurs sud-africains, BookDash organise des « marathons de l’écriture » qui réunissent des dizaines de volontaires – écrivains, photographes, illustrateurs et autres artistes – afin de créer des livres pour enfants d’une grande qualité visuelle. Les œuvres peuvent être téléchargées gratuitement sous forme de PDF et sont, pour ainsi dire, open source, puisque BookDash donne libre accès aux fichiers originaux – de maquette et d’image –, afin que n’importe qui puisse les lire, les réadapter et les imprimer. Arthur Attwell, à l’origine de l’initiative, souligne l’importance de distribuer des livres gratuits et financés à travers le crowdfunding, notamment en tenant compte des inégalités de revenu qui caractérisent son pays :

« En Afrique du Sud, les solutions commerciales n’ont pas atteint le succès espéré : si les clients sont uniquement quelques early-adopters, il n’y aura donc jamais un marché significatif. Pour la majorité des Sud-Africains, les livres sont un luxe auquel ils n’auront jamais accès. »

 

Première page de A House for Mouse (Michele Fry, Amy Uzzell y Jennifer Jacobs), BookDash

 

Dans la même trame, la maison d’édition à but non lucratif Pratham books, établie à Bangalore en Inde, publie des livres papier et numériques pour enfants dans plusieurs langues de l’Inde et sous licence ouverte : cette forme a permis d’accéder à un public de plus de 52 millions de lecteurs. Ses livres électroniques sont disponibles gratuitement sur Scribd et autres plates-formes en ligne. Certains titres comme Too Much Noise peuvent être lus avec du son et fournissent des matériels multimédia complémentaires.

 

Couverture de la version hindi du livre numérique Too Much Noise (Noni), Pratham Books

 

La visualisation et création de livres numériques en ligne – généralement avec l’option pour une lecture à voix haute – constitue de fait une tendance particulièrement récurrente. Ici, on peut se référer à 4 plates-formes – 3 indiennes et une sud-africaine – qui proposent ce service extrêmement utilisé par les éditeurs et les écrivains :

Apps et contenus pour les dispositifs mobiles : une galaxie en expansion

En plus de mener des incursions dans la fabrication des livres numériques, certains éditeurs jeunesse ont réalisé des explorations dans le monde des applications mobiles – au moment où les téléphones portables constituent un boom sans précédent. La maison d’édition jordanienne Al Salwa, spécialisée depuis 1996 dans le livre illustré pour enfants, présente deux œuvres intéressantes : Adventure on the Farm etAnything. Comme l’explique Salwa Shakhshir, responsable de la maison d’édition, ils ont appris quelque chose d’essentiel par le biais de la publication de ces apps :

« Nous sommes entrés dans le monde numérique avec beaucoup d’enthousiasme. Nous avons été parmi les premières maisons d’édition du monde arabe à publier des applications qui mélangent histoires, jeux et chansons. Cependant, la commercialisation de ces deux matériels ne fut pas simple et nous nous sommes rendu compte que le retour sur investissement n’était pas celui que nous attendions. Ainsi et afin de réduire nos coûts, nous avons décidé de recourir à des applications et à des boutiques déjà existantes et de nous positionner comme fournisseurs de contenus pour enfants en arabe : aujourd’hui, nous leur envoyons simplement notre matériel et nous ne nous soucions que du paiement des ventes mensuelles, ce qui est l’option la plus rentable. »

 

Image de l’application Adventure on the Farm (Al Salwa)

 

Qui sont ceux qui développent ces boutiques/applications pour contenus mobiles auxquelles les éditeurs font appel petit à petit ? Il s’agit d’un nombre incalculable de jeunes start-up qui, grâce à leur capacité d’innovation, se posent en intermédiaires entre les grandes plates-formes (telles que Apple, Google et Amazon) et les acteurs locaux (éditeurs, libraires et auteurs). Ils représentent une part croissante du marché des applications pour enfants et adolescents.

Parmi ces start-ups, on trouve de nombreuses entreprises du monde arabe. L’application Lamsa (Arabie saoudite) permet de télécharger des livres pour enfants ; depuis son lancement en 2013, les publications distribuées par Lamsa ont été consultées plus de 7,5 millions de fois. De son côté, l’application Horoofi Al Arabiya [Mes lettres arabes], conçue par la start-up jordanienne Media Plus en association avec BeeLabs, a dépassé les 500 000 téléchargements. Fondée en 2008, en Jordanie également, Masmoo3 constitue la première entreprise spécialisée en livres audio numériques pensés pour le public arabe et elle a déjà édité plus de 140 contes pour enfants.

L’Afrique présente aussi des cas remarquables. Depuis ses bureaux au Ghana et au Kenya, l’entreprise de jeux vidéo LetiArts a lancé sa collection de comics numériques « Africa’s Legends », pensée pour les téléphones cellulaires. De son côté, l’entreprise kenyane AfroKidza créé en 2014 l’application Safari Tales, qui réunit des contes de toute la région, adaptés à la forme interactive. Richard Wanjohi, responsable marketing de la compagnie, commente :

« Nous avons réuni et numérisé des contes de diverses communautés africaines – il s’agit de fait de textes qui n’avaient jamais été publiés en format livre, par exemple des berceuses, des virelangues et des chansons. Les dispositifs mobiles permettront à tout le monde d’accéder à ce patrimoine, tandis que les livres s’imprimeront chaque fois moins. »

En plus des projets réalisés par des maisons d’édition commerciales et des start-up, il existe aussi de nombreuses initiatives à but non lucratif qui profitent de l’expansion des téléphones mobiles pour offrir des contenus gratuits. Nous présentons ici deux exemples d’Afrique du Sud. FunDza distribue des textes à partir de son propre réseau mobile et du réseau social MXIT ; il compte plus de 300 000 lecteurs mensuels. Au même moment, dans l’objectif de promouvoir la lecture auprès des enfants, l’organisationNal’ibali– expression qui dans la langue isixhosa signifie « le conte est ainsi » – a présenté en 2014 sa propre application, pensée également pour MXIT : en quelques mois à peine, elle a dépassé les 120 000 abonnés.

Version anglaise du conte The Rain Bird, visualisée dans l’application de Nal’ibali

Un regard vers l’avenir

L’édition jeunesse numérique dans les pays du Sud compose un paysage très divers, dans laquelle les différents acteurs abordent les nouvelles technologies à leur façon. Dans le cas des éditeurs « traditionnels », l’accent est mis sur l’exploration du numérique, mais sans porter préjudice aux ventes papier. Pour les projets à but non lucratif, il s’agit d’utiliser le potentiel des technologies – principalement des téléphones mobiles – afin d’atteindre les lecteurs d’une manière efficace et économique. Finalement, les start-up profitent des outils interactifs et de l’échelle propre du Web, pour distribuer de nouvelles sortes de contenus.

S’il existe de grandes différences entre les régions – et à l’intérieur même de chacune d’entre elles –, la tendance générale semble se diriger vers une numérisation croissante. En effet, malgré les limitations en infrastructures, les pratiques des lecteurs et des auteurs sont en train de changer, en particulier à cause de l’impact des téléphones mobiles. Le secteur public, de son côté, investit dans l’infrastructure technologique, principalement dans le secteur de l’éducation, ce qui se répercute directement sur les habitudes des jeunes. Ainsi, les conditions pour un progrès accéléré de l’édition jeunesse numérique sont données, bien que sous des formes qui ne reproduiront pas nécessairement le chemin emprunté par les industries états-unienne ou européenne.

Les éditeurs locaux pourront être les protagonistes de cette grande transition, dans la mesure où ils réussiront à établir des échanges avec le monde dynamique des start-ups et les projets originaux réalisés par des institutions à but non lucratif. De cet écosystème riche pourrait émerger la future industrie du livre numérique jeunesse du Sud.

Bibliographie complémentaire

A. Attwell (2014), « In South Africa, Crowd-sourced Publishing Tackles Book Poverty », Publishing Perspectives.

O. Kulesz (2011), L’Édition numérique dans les pays en développement, Alliance internationale des éditeurs indépendants.

O. Kulesz (2014), « Édition jeunesse numérique dans le monde arabe : entretien avec Lina Said et Tamer Said (Kalimat) »,  in Alliance-Lab.

G. Mulligan (2014), « Kenyan startup provides African children’s stories through mobile », Humanipo.

M. Rahal (2014), « Twofour54 and Lamsa: a partnership to support Arabic content for children »,Wamda.

T. Risen (2014), « Internet Users Boom to Nearly 3 Billion as Mobile Expands », USNews.

B. Stauffer (2013), « Children’s Publishers: Game Changers in the Forefront », Al Kitab Al Arabi.

S. Vosloo (2010), « It’s about reading, not paper vs pixels ».

Octavio Kulesz

A propos de l'auteur

Octavio Kulesz is an Argentinian digital publisher and philosopher. In 2007 he founded Teseo, one of the first e-book publishing houses in Latin America. He is the author of the report “Digital Publishing in Developing Countries” (commissioned in 2011 by the Prince Claus Fund and the International Alliance of Independent Publishers), and a Unesco expert on the 2005 Convention.