La diversité culturelle à l’ère du numérique. Entretien avec Charles Vallerand (FICDC)

25/01/2016 / Octavio Kulesz

Au cours de la dernière décennie, les nouvelles technologies ont révolutionné les modes de création, de distribution et de consommation des biens et services culturels. Ces transformations – particulièrement visibles dans les industries du cinéma, de la musique et du livre – impliquent autant d’opportunités que de défis. Afin de mieux comprendre cette ère de grands bouleversements, nous avons échangé avec Charles Vallerand, Secrétaire général de la Fédération internationale des coalitions pour la diversité culturelle.   

Charles, pouvez-vous décrire en quoi consiste le travail de la Fédération?

La Fédération est un regroupement international d’associations, de coalitions nationales pour la diversité culturelle : c’est essentiellement la société civile, les artistes et les professionnels, les techniciens, etc. de tous les secteurs de la culture. Ils font cause commune pour plaider qu’à l’heure de la mondialisation, la culture ne soit pas un objet comme tous les autres, de commerce ou de politique. Il y a bien sûr une dimension économique très importante, mais il y a aussi une dimension symbolique, identitaire, linguistique et de patrimoine. Si on laisse tout aux forces du marché, on va se retrouver avec des entreprises qui vont travailler avec des économies d’échelle, pour le profit, et qui n’ont pas nécessairement cette sensibilité pour les expressions culturelles. Et là on voit bien la difficulté pour les expressions qui sont nationales, les expressions qui sont minoritaires, les expressions qu’il faut soutenir, non seulement par des moyens financiers, mais aussi par une volonté politique.

Le marché ne suffit donc pas : il faut en quelque sorte un accompagnement. Les gens de culture qui sont sur le terrain sont très mobilisés sur cette idée partout à travers le monde. Voilà donc la raison d’être de la Fédération créée il y a une quinzaine d’années et présente dans une quarantaine de pays. Les membres se sont réunis en congrès récemment à Mons, en Belgique, en présence de délégués de nouveaux pays comme l’Ouganda, l’Indonésie, l’Éthiopie : l’association s’élargit progressivement.

Et dans le cadre de la transition numérique, quelles sont les principales opportunités, les principaux enjeux que vous observez?

Le numérique est un enjeu qu’il faut d’abord cerner, parce que le numérique est aussi large que l’analogique ou le physique. Alors, avant de pouvoir se mettre d’accord sur ce que représente le numérique, il faut essayer de comprendre ses réalités, faire une espèce d’état des lieux. Ces pratiques sont aujourd’hui très différentes quand on est dans le secteur de l’édition du livre, dans la musique, de l’audiovisuel… et aussi d’un pays à l’autre. Par exemple, au sein de l’Amérique latine, les réalités varient grandement en fonction des réalités historiques, politiques et des capacités de marché : il y a des marchés développés comme l’Argentine, le Chili, le Mexique, la Colombie. Et puis il y en a d’autres où tout reste à faire, y compris en matière de patrimoine matériel qui a été pillé par les conquérants pour se retrouver dans les musées d’Europe.

 

 

Il faut donc se mettre d’accord sur ce que veut dire le numérique : c’est le premier défi et là on voit bien aussi les différences de nos réalités propres. Les Européens sont actuellement engagés dans la construction d’un marché commun, donc il y a une grande force d’attraction vers l’Europe sur cette question du numérique en ce moment, car on y trouve plusieurs marchés très développés sur le plan de la culture et de sa régulation. Ce défi est vécu différemment au Canada et dans les pays du Sud d’Afrique et d’Asie. Cette géopolitique, si je puis dire, se reflète au niveau de la Fédération et de ses coalitions. Au congrès de Mons, il y a eu consensus pour reconnaître que le numérique est une question qu’on ne peut absolument pas négliger ne serait-ce que parce que quand il est question de mondialisation il y a inévitablement aussi un commerce et il y a inévitablement un commerce électronique de biens et de services culturels. Et que si on a pu réussir jusqu’ici à obtenir une certaine forme de traitement différencié pour la culture dans les accords commerciaux justement à cause de sa double nature économique et identitaire, il faut faire attention à l’ère numérique de ne pas défaire par la porte de derrière ce qu’on a réussi à faire par la porte de devant. En clair, il faut veiller à ce que les dispositions sur le commerce électronique des biens et services ne viennent pas éroder le pouvoir souverain des États, de soutenir la diversité des expressions culturelles sur leur territoire par des politiques appropriées, y compris par des aides financières.

Pour le mouvement international de la société civile, il nous faut rester très vigilants et solidaires, même si les négociations commerciales se passent aujourd’hui davantage au niveau bilatéral entre deux pays et au sein de regroupements régionaux comme l’Accord de partenariat transpacifique (TPP) ou encore comme le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TTIP) entre les États-Unis et l’Europe.

Le deuxième défi que pose le numérique est celui de la visibilité. On a beau parler des opportunités pour l’artiste et l’entrepreneur culturel de rejoindre le monde, mais ce n’est pas parce qu’on rejoint le monde qu’on est vu par le monde. Il y a un problème de visibilité de la culture sur l’Internet, des cultures locales et de nos langues, et cela fait partie aussi des défis qui sont partagés aujourd’hui. Les Québécois ont inventé ce mot français : la découvrabilité des contenus.

Puis il y a la question du financement : nous allons tous être d’accord que le financement à l’ère numérique constitue un défi encore plus grand qu’à l’ère du physique, parce que l’argent circule de façon virtuelle. Outre le problème endémique du piratage, il y a ce problème criant de la circulation de l’argent vers des fournisseurs de contenu qui se trouvent hors de nos frontières. Quand l’argent circule, généralement il sort de nos pays pour ne jamais revenir ; on a donc tout le problème du réinvestissement dans la culture nationale. Quand un gouvernement a la capacité de prélever des impôts sur une société qui a des succès commerciaux, au moins les impôts reviennent au trésor public, qui peut donner un budget à la culture pour réinvestir. Mais quand il s’agit de multinationales qui pratiquent l’évitement fiscal en ayant par exemple des centres de services dans des pays aux régimes les plus avantageux, comment un gouvernement peut-il récupérer une partie de cet argent-là s’il a la volonté de soutenir la culture nationale?

Le dernier défi qui va être à mon avis très partagé est celui de la souveraineté : comment faire appliquer les dispositions d’un régime juridique et règlementaire en soutien à la culture nationale? Qu’est-ce qui se passe à partir du moment où soudainement tout est dématérialisé, délocalisé ? L’application du régime juridique national sera contestée par des entreprises qui vont dire : « nous allons nous installer ailleurs et peu importe où nous sommes dans le monde, puisque nous n’avons pas nécessairement à nous soumettre aux lois qui sont faites pour les entreprises nationales ». Et cela va être vraiment un enjeu très important. C’est déjà le cas en Europe et au Canada. Je vous donne un exemple concret de ce que je veux dire. Il y a eu une loi au Québec qui détermine qu’il est illégal pour une entreprise privée de faire le commerce du jeu de hasard. Le jeu est un monopole d’État ; c’est une société qui a été créée par le gouvernement, qui s’appelle Loto-Québec. Cette société d’État administre les casinos, contrôle la vente des billets de loterie qu’on achète en magasin, attribue les lots : tout cela représente un revenu très important pour le gouvernement québécois. Eh bien, avec les jeux en ligne, les frontières éclatent. Une société privée basée au Québec, Amaya, est devenue une multinationale importante après avoir fait l’acquisition de PokerStars et Full Tilt Poker pour 4,9 milliards de dollars US. Le gouvernement du Québec vient d’adopter une loi destinée à bloquer l’accès sur son territoire aux sites de jeux en ligne pour faire respecter la loi existante sur le monopole de Loto-Québec et lui assurer tous les revenus qui en sont tirés. Imaginez le précédent que ceci va créer si le Québec arrive à asseoir sa souveraineté sur le blocage des sites, avec la collaboration des fournisseurs d’accès Internet qu’il faudra obtenir et les contestations judiciaires qu’on peut imaginer étant donné les moyens financiers dont dispose l’industrie du jeu… Voilà un développement majeur pour la question de la souveraineté.

Puisque vous parlez de régulations et d’initiatives, dans ce contexte que vous décrivez, quelles sont les idées discutées à l’intérieur de la Fédération, en termes de politiques culturelles que les États peuvent mettre en œuvre ?

Encore une fois tout est très, très variable. Sur le plan européen, il y a des façons de travailler spécifiques – les coalitions peuvent soumettre des mémoires écrits, commenter les projets de directives de la Commission européenne, etc. Le regroupement de coalitions européennes pour la diversité culturelle travaille dans ce sens-là sur les questions de stratégie numérique et de droit d’auteur qui sont à l’étude actuellement.

Pour ce qui concerne les pays en développement, il y a souvent un besoin de renforcements des capacités. Je donne un exemple très concret : l’Organisation internationale de la Francophonie vient d’organiser un séminaire à l’intention des responsables de droits d’auteur d’une dizaine de pays africains pour discuter des modalités d’application de la copie privée qui est essentiellement une taxe perçue sur tout support vierge comme les DVD et CD. Les sommes perçues sont ensuite reversées aux ayants droit. Il s’agit d’un renforcement des capacités très concret, parce qu’il faut travailler avec le service des douanes et le ministère des Finances pour que l’argent perçu soit reversé à la culture et non pas dans les comptes consolidés. C’est aussi une question politique délicate quand il faut trouver le juste équilibre entre l’accès à la culture et la juste compensation pour les auteurs des œuvres de l’esprit.

En somme, le numérique nous amène à revoir l’ensemble de politiques culturelles qui s’applique dans l’univers physique pour voir comment les adapter et les transposer dans l’univers numérique, à des entreprises internationales comme aux entreprises nationales. Voilà le débat aujourd’hui : remettre à plat lorsque nécessaire les règles existantes et en tous les cas les adapter à l’environnement numérique pour les rendre applicables à tous.

Octavio Kulesz

A propos de l'auteur

Octavio Kulesz is an Argentinian digital publisher and philosopher. In 2007 he founded Teseo, one of the first e-book publishing houses in Latin America. He is the author of the report “Digital Publishing in Developing Countries” (commissioned in 2011 by the Prince Claus Fund and the International Alliance of Independent Publishers), and a Unesco expert on the 2005 Convention.