Par Nay Anna-Maria El Achcar
© ActuaLitté, article paru sur le site du journal le 09/03/2020
ENQUÊTE – Avec l’essor d’Internet, l’édition numérique représente un enjeu pour les éditeurs du Monde arabe (Maghreb, Machrek et pays de la Péninsule arabique), région forte d’un bassin linguistique de 400 millions d’habitants, où la circulation de l’imprimé se heurte à de nombreuses barrières inhérentes à sa distribution.
via PsyphilePsy
Situations de l’édition et pratiques d’achat
L’existence de l’édition dans le Monde arabe repose sur la présence de plusieurs pôles éditoriaux et commerciaux, qui ont pour vocation de constituer un marché transnational. Ce dernier se heurte néanmoins à des obstacles relatifs à la circulation du livre dans l’espace arabe. La distribution est le maillon faible de la chaîne du livre, à plus forte raison pour les éditeurs laïques, souvent les plus innovants, dominés par les éditeurs islamiques.
Et pour causes : la plupart des librairies sont concentrées dans les grandes villes et le livre pénètre peu l’espace rural, la faute à des infrastructures en mauvais état et à des politiques publiques mal appliquées, quand elles sont appliquées. Nombre d’éditeurs rechignent à laisser leurs livres en dépôt de peur de ne jamais être payés. L’assortiment des librairies se compose donc essentiellement de la production de quelques éditeurs souvent nationaux. (voir ici)
Les foires du livre arabe permettent au lectorat d’accéder à une production éditoriale diversifiée, lorsque comparée à l’assortiment proposé tout au long de l’année. Fortement inscrites dans les pratiques d’achat, elles constituent un enjeu pour les éditeurs qui y écoulent la majeure partie de leur production. Elles permettent, dans une certaine mesure, de contourner la censure par leur multiplicité.
Espaces du livre sous contrainte, selon le mot de Franck Mermier (Le livre et la ville, Arles, Actes Sud 2005), ces foires reproduisent, à plus petite échelle, les problèmes de la diffusion et de la distribution du livre : la domination du Machrek sur le Maghreb, celles des éditeurs islamiques sur les éditeurs laïques.
Les barrières à l’entrée y sont élevées, les frais de participation, de location et la peur de voir les livres saisis par la douane ou par les censeurs sont en mesure de décourager certains éditeurs.
Dans le monde arabe, la censure peut traduire des allégeances politiques ou régionales. Les foires du livre reflètent souvent la politique de l’organisateur et mettent en lumière ses relations avec les États voisins.
Livre de prières sur le prophète, photo d’illustration – ActuaLitté, CC BY SA 2.0
La censure est un obstacle souvent évoqué par les éditeurs du Monde arabe. Les trois tabous, le sexe, la religion et la politique sont ciblés plus ou moins fortement par les censeurs d’un État à l’autre. Elle touche l’aval de la chaîne, comme ce libraire égyptien condamné à cinq ans de prison pour avoir commercialisé un exemplaire de J’ai couru vers le Nil, roman dénonçant la répression lors des Printemps arabes. Elle concerne aussi les producteurs. L’ISBN constitue un outil de censure efficace.
En effet, pour l’obtenir, les éditeurs, à l’exception du Liban, doivent présenter un programme de publication aux organismes chargés de la censure, ce qui contribue à asseoir la domination de l’État dans le secteur éditorial, malgré le développement de l’édition privé.
Livre numérique et commerce en ligne
Les premières avancées du numérique se sont traduites dans le Monde arabe par le développement de librairies en ligne pour répondre aux problèmes de diffusion en s’affranchissant des contraintes infrastructurelles et douanières.
Pour le livre numérique, les transferts vers le format EPUB ont longtemps été difficiles, du fait des spécificités de la langue arabe. Après des débuts hésitants, le livre numérique existe, comme en témoigne l’émergence de nouvelles structures dédiées ou la reconversion de structures existantes, grâce à la conversion au format EPUB3 adapté aux polices arabes et asiatiques.
Le numérique constitue un enjeu dans la mesure où il donne accès à toute la production éditoriale arabe. Il pourrait, dans l’idéal, pallier l’accès difficile au livre dans les espaces ruraux ne disposant pas de librairies ou de lieux de lecture publique et où la demande de livres est réelle selon Ashraf Maklad, fondateur de la plateforme égyptienne Kotobi.
Les Printemps arabes ont créé un climat d’incertitude, entraînant la fermeture de plusieurs librairies dans la région. Parallèlement, la vente de livres numériques a augmenté durant les mouvements contestataires. Le numérique pourrait résoudre la question de l’accès à l’écrit dans des espaces en crise, comme la Syrie, l’Irak ou le Yémen, où les guerres ont créé des conditions catastrophiques pour l’édition locale, note Franck Mermier, directeur de l’ouvrage Regards sur l’édition dans le monde arabe.
Poinçons arabes – ActuaLitté, CC BY SA 2.0
Des innovations sont à souligner concernant les transactions pour l’achat des livres numériques. Les pratiques d’achat en ligne, bien que fortement ancrées dans les pays du Golfe ou pour la diaspora établie aux États-Unis ou en Europe (qui constituent le cœur de cible du livre numérique), sont peu répandues dans le Monde arabe, du fait d’un taux de pénétration de carte bancaire faible par rapport au reste du monde et d’une défiance de la part des consommateurs.
Un système prometteur
Pour s’affranchir du paiement par carte bancaire, nombre d’éditeurs investissent le paiement par SMS et le smartphone comme support, à l’instar de Kotobarabia, libraire en ligne qui développe une activité d’édition sur téléphone, Kotobi, plateforme égyptienne lancée par Vodafone, ou eKtab, son homologue jordanien, qui ont rendu possible le paiement par SMS. La plateforme eKtab permet aussi d’acheter du crédit, encaissé en liquidités au domicile du consommateur, qui peut ensuite l’utiliser sur la plateforme pour acheter des livres.
D’autre part, produire du contenu adapté au smartphone — objet plus répandu et moins coûteux qu’un ordinateur ou qu’un accès haut débit sur ligne fixe — et calibré pour les réseaux sociaux pourrait étendre l’accès au livre à un public jeune et attaché à cette technologie.
Le livre numérique offre une alternative intéressante aux coûts de production du livre physique. L’Irak (1978) et l’Égypte (1981) sont les seuls pays à avoir ratifié le protocole de Nairobi qui prévoit d’exonérer le matériel et les matières premières nécessaires à la fabrication du livre. Les tirages moyens faibles limitent les économies d’échelles et rendent impossibles les réimpressions. Le numérique vendu 50 % moins cher, rend le livre, produit de luxe dans son format papier, plus accessible tout en prolongeant la durée de vie de la production éditoriale.
Il constitue aussi un enjeu pour l’édition indépendante et la liberté de publier, en l’affranchissant de sa dépendance aux subventions. Le numérique permet par ailleurs au lectorat d’accéder, dans une certaine mesure, à des publications critiquant le pouvoir en place ou les conflits religieux, absents des librairies à cause de la censure. Pour éviter cet écueil, la compagnie égyptienne Kotobarabia a délocalisé ses serveurs aux États-Unis.
… et des limites
Il est encore trop tôt pour affirmer que le numérique règlera les problèmes de la diffusion du livre dans le Monde arabe.
Payer pour du contenu dématérialisé n’est pas encore entré dans les mœurs des consommateurs. La proportion d’œuvres piratées accessible sur Internet est importante. L’achat en numérique apparaît comme une option une fois la librairie écartée ou le contenu en libre accès sur Internet épuisé, raconte Jacqueline, étudiante en littérature à Beyrouth et utilisatrice ponctuelle de la plateforme libanaise Neel wa Fûrat.
Hussein Alazaat, CC BY 2.0
Un autre point à souligner est le manque de visibilité des librairies en ligne produisant du livre numérique. Il s’explique par la prépondérance de l’arabe classique (langue officielle, de l’enseignement, et de l’administration) sur les contenus éditoriaux dans les différents dialectes arabes courants parlés au quotidien. Pour accéder aux différentes plateformes et contenus éditoriaux, les recherches sur Internet doivent être faites en arabe classique.
La diglossie entre arabe classique et dialecte est une réalité dans le Monde arabe : une étude réalisée sur l’écrit dans les pratiques des étudiants libanais montre que l’anglais est privilégié pour les usages et la lecture sur Internet, relève Maud Stephan-Hachem dans L’écrit dans les pratiques culturelles des étudiants libanais.
La promotion de ces nouveaux modes de lecture nécessite l’appui des politiques publiques, notamment via l’achat de livres numériques par les bibliothèques nationales, l’accès aux moyens de paiements en ligne, mais aussi la démocratisation de l’accès Internet puisque, comparativement au reste du monde, le monde arabe est peu connecté, avec des disparités importantes d’un pays à l’autre.
Enfin, après l’espoir de libération des modes d’expressions portés par les Printemps arabes, la multiplication des attentats et l’exacerbation des tensions politiques et des mouvements contestataires pourraient fragiliser la liberté d’éditer et plus largement la liberté sur Internet, souvent contrôlé par le pouvoir en place. L’Alliance internationale des éditeurs indépendants réalise une étude sur la liberté d’éditer à paraître en 2020 questionnant les contextes politiques en jeu et les moyens employés par les éditeurs pour contourner la censure.
par Nay Anna-Maria El Achcar