BD africaine et numérique – Entretien avec Paulin Assem des éditions Ago Media

05/01/2018 / Lab Administrator

En Afrique de l’Ouest, l’édition de bande dessinée apparaît actuellement comme un secteur particulièrement dynamique et créatif. Influencées par les comics américains, de jeunes maisons d’édition développent des univers originaux autour de super héros africains. C’est le cas des éditions Ago Media, au Togo, qui depuis 2008, multiplient les initiatives originales pour attirer de nouveaux publics vers la lecture. Structurée en pôle multimédia, la maison d’édition togolaise cherche aussi à créer des formes nouvelles, grâce aux potentialités du numérique. Paulin Assem, fondateur d’Ago Media, revient avec nous sur l’histoire et les nombreux projets de sa maison d’édition.

Pourquoi et comment as-tu décidé de créer ta maison d’édition, tournée vers le livre jeunesse et de la bande dessinée ?
Ago Media a été créé avec un groupe d’amis en 2008. Avec plusieurs acteurs de la chaîne du livre, des illustrateurs, des écrivains, nous nous sommes mis ensemble, pour pallier le manque de maisons d’édition spécialisées dans le livre jeunesse et la bande dessinée au Togo. Le choix de la bande dessinée ne s’est pas imposé dès le départ, mais on a fait un petit tour d’horizon de ce qui existait en Afrique, et nous nous sommes rendus compte qu’il y avait beaucoup de maisons d’édition jeunesse, mais côté bande dessinée, il y en avait pas ou très peu. Nous avons donc décidé de faire de la bande dessinée, en plus du livre jeunesse. La BD représente aujourd’hui la part la plus importante de notre catalogue. Lorsque nous avons créé la maison, nous ne savions pas faire des bandes dessinées, on a appris au fur et à mesure. Au début, nous avions pensé créer un petit groupe de presse, en publiant des fanzines. Au bout de 3 ans, nous nous sommes professionnalisés et nous avons commencé à faire de vrais livres. Dans le même temps, je travaillais pour la maison d’édition togolaise Graines de Pensées, comme responsable commercial, donc je connaissais un peu le marché et son fonctionnement.

Quelles ont été tes stratégies de diffusion quand tu as créé la maison ?
Nous sommes dans un pays où le manque de librairies nous force à inventer de nouveaux modes de diffusion. En plus des librairies, nous avons commencé à placer nos magazines et nos livres dans les supermarchés, les boutiques des stations d’essence, les petits kiosques. Et progressivement, nous avons vu les endroits où l’on vendait bien et les endroits où l’on vendait moins, mais aussi les endroits où il était difficile de recouvrer son argent. Ensuite, nous nous sommes concentrés sur les salons du livre internationaux, ce qui nous permet de vendre et de nous faire connaître au-delà du Togo. Parce qu’envoyer des livres dans un pays étranger, c’est possible, mais il est parfois difficile de récupérer son argent. C’est beaucoup plus simple sur les salons : on se déplace, on vend les livres et on fait le bilan au bout d’une semaine. Voilà les principaux moyens de diffusion que nous avons : les librairies, les boutiques (hors librairies), les kiosques et les salons du livre. En mars 2017, nous avons également tenté une expérience de caravane du livre, qui nous a permis de vendre des livres en dehors de la capitale. Nous allons inscrire ce projet dans la durée en créant une librairie ambulante qui ira chaque semaine aux quatre coins du Togo pour faire connaître les livres d’Ago Média mais aussi ceux d’autres éditeurs que nous distribuons.

Il est coûteux de faire du livre illustré et des BD, comment fais-tu pour adapter le prix de vente par rapport au lectorat et faire en sorte que les livres soient accessibles ?
La meilleure façon de faire baisser le prix des livres est d’imprimer de grande quantité, mais nous n’avons pas le lectorat suffisant pour faire des tirages importants. La seule façon d’avoir des livres moins chers est de rogner sur nos marges pour pouvoir toucher tous les publics. Dans notre catalogue, nous avons des collections à moindre prix qui nous permettent d’entrer dans les foyers et dans les familles. Par exemple, la collection « Petit Griot » dans laquelle nous avons publié le titre Ziguidi. C’est un livre que l’on vendait presque à perte. Mais il nous a permis de nous faire connaître et les gens se sont ensuite intéressés aux autres productions et les ont achetées. Donc on perd sur certains livres et on gagne sur d’autres. La bande dessinée est un objet de luxe. Nos BD sont le plus souvent en couleur et nous allons de plus en plus vers le cartonné. C’est une obligation parce que le public devient exigeant. Parfois, nous faisons des livres « à deux vitesses » : pour le même livre, nous faisons une version avec couverture souple et une autre avec couverture cartonnée. Si le lecteur est exigeant, il prend la version cartonnée, s’il préfère lire sans trop dépenser, il prend la version souple. Nous essayons, comme cela, d’aller vers tous les publics, en faisant des efforts financiers pour accrocher et fidéliser le lecteur, même si nous perdons de l’argent sur certains livres.

C’est dans cette optique de promotion de la BD togolaise et pour aller à la rencontre de nouveaux publics, que tu as créé le festival Togo BD ?
Le festival Togo BD dépasse le cadre de la simple promotion. Il permet d’abord l’éducation des acteurs même de la bande dessinée togolaise. Au Togo, il y a plein de dessinateurs et de scénaristes talentueux mais ils ne savent pas comment faire une bande dessinée. Le festival est l’occasion de partager nos recettes pour faire une BD et se professionnaliser. Et puis, nous faisons en sorte que le public puisse s’approprier les projets avant même qu’ils aient vus le jour : on expose des planches originales, on va à la rencontre des gens, on écoute leurs souhaits, leurs envies, et on essaye de faire comprendre que la BD n’est pas juste quelque chose pour divertir les enfants, mais aussi un formidable outil d’éducation et de découverte. Ago Media gère ce festival, avec une association sœur qui s’appelle ABCD. Le festival en est à sa cinquième édition. On a commencé en 2013.

Tu t’es récemment lancé dans le livre numérique. Qu’attends-tu de ce développement numérique ?
Nous avons suivi diverses formations pour apprendre à faire du livre numérique, car nous pensons que cela nous permettra de nous affranchir de la dictature de l’imprimerie. Au bout de plusieurs ateliers, nous nous sommes rendus compte que les formations, centrées uniquement sur le livre de texte, ne répondaient pas vraiment à nos besoins. Et nous avons fini par obtenir quelque chose de plus approprié au livre illustré et à la bande dessinée en suivant une formation avec Gilles Colleu – éditeur de Vents d’ailleurs, membre de l’Alliance internationale des éditeurs indépendants et du Labo numérique de l’Alliance. [NDLR : cette formation, organisée par l’Alliance internationale des éditeurs indépendants et soutenue par l’Organisation internationale de la Francophonie, a eu lieu en juillet 2017 à Lomé, au bénéfice de deux maisons d’édition togolaise, Ago Media et les éditions Graines de Pensées].Pendant cette formation, nous avons pu prendre en main un outil qui s’appelle Pubcoder . Il permet de gérer des interactivités sur un livre illustré ou une BD. Le but n’est pas de faire un film ou un jeu vidéo mais de créer un livre qui réponde à l’attente d’un public qui a des smartphones dans les mains toute la journée. Il faut s’adapter à cela. Nous avons commencé par quelques livres illustrés avec des animations, et nous sommes en train de développer des BD numériques que nous publierons sous forme de feuilleton, par épisodes. On les trouvera en téléchargement sur différentes plateformes et sur notre site internet.

Comment comptes-tu lancer la diffusion de ces productions numériques ?
Nous n’avons pas encore lancé la distribution de ces livres numériques. Pour diffuser, ce qui nous retient, ce n’est pas la peur du piratage ou que les gens lisent gratuitement nos livres. Ce qui nous fait peur, c’est le fait de décevoir le public en mettant entre leurs mains un objet pas complètement abouti. Donc, nous nous préférons prendre plus de temps pour que le produit soit le plus attractif et compétitif possible. Pour la diffusion, nous allons d’abord miser sur la communication dans divers lieux physiques, notamment dans des salons spécialisés comme à Angoulême ou ailleurs. L’idée est de montrer les projets et de donner envie aux gens de lire ces livres et de suivre les feuilletons. Pour cela, nous allons mettre le premier épisode en téléchargement gratuit, et le second sera à 1 euro environ. Un prix qui ne découragera pas ceux qui ont aimé lire gratuitement le premier épisode. L’essentiel est qu’il y ait du flux et de l’intérêt pour les livres. L’argent on en gagnera plus tard ! Pour la commercialisation en Afrique c’est sûr qu’il y aura des difficultés pour le paiement en ligne, mais je pense qu’il faut commencer, se lancer, et résoudre les problèmes quand ils se présentent, au fur et à mesure. Quand on les imagine de loin, ils paraissent encore plus importants et insurmontables. Nous n’avons pas peur de ça. On va tester le mobile money qui permet de payer par crédit téléphonique, et s’il le faut, on mettra en place des facilités de paiement, pour que les gens puissent payer en faisant un virement en Europe, mais aussi en acceptant les chèques ou les paiements en liquide… Nous serons ouverts à tout. L’essentiel est que les gens aient envie de se procurer nos livres et qu’on les aide à le faire.

L’originalité d’Ago Media est aussi de dépasser l’édition stricto sensu pour s’aventurer du côté du dessin animé et du jeu vidéo. Pourquoi ce choix ?
Le dessin animé nous a toujours intéressés, mais, au départ, nous ne pensions pas en faire nous-mêmes. Cependant, en travaillant avec des illustrateurs et scénaristes, nous avons réalisé que pour qu’ils se professionnalisent, il fallait qu’ils puissent s’épanouir en faisant ce qu’ils savent faire : écrire ou dessiner. Or, un dessinateur, au Togo, ne peut pas gagner sa vie en faisant uniquement des livres. Le temps qu’un livre sorte, il a eu le temps de s’éloigner du dessin pour prendre un autre métier !

Nous avons pensé que le monde du dessin animé pouvait constituer un espace pour qu’un dessinateur puisse s’épanouir et gagner sa vie sans avoir besoin de faire autre chose. Le dessin animé s’est donc imposé à nous, comme moyen de favoriser la professionnalisation et l’épanouissement des écrivains et des dessinateurs.

Dans Ago Media, il y a donc un département qui fait de la communication, un autre qui fait de l’édition, et un département dédié à la production audiovisuelle. Avec le livre numérique, on va pouvoir constituer une équipe multimédia qui fera à la fois des livres numériques, des jeux vidéo et des dessins animés. Nous avons déjà fait quelques jeux vidéo que nous avons offerts à des enfants à Lomé. Tout cela est encore à ses débuts mais nous y travaillons.

 

Ago Media est membre de l’Alliance internationale des éditeurs indépendants

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