Dans ce deuxième article, nous analysons la vente en ligne de livres imprimés et numériques, l’évolution des e-distributeurs et e-librairies, la migration des maisons d’édition traditionnelles, l’essor des maisons d’édition numériques et la production d’audiolivres et de livres jeunesse multimédia.
Retrouvez également la première partie de notre étude ici !
Vente en ligne de livres imprimés et numériques : Amazon occupe les espaces vides
Si, au cours de son histoire, l‘Inde a connu des difficultés considérables en ce qui concerne l’infrastructure analogique – il en est résulté un marché fragmenté –, le commerce en ligne pourrait permettre une plus grande intégration au niveau national, par exemple dans le secteur du livre imprimé. Samir Kumar – haut dirigeant d’Amazon Inde jusqu’en 2016 – témoigne:
« Les livres régionaux ont toujours eu à affronter de sérieux défis pour parvenir jusqu’aux consommateurs, du fait de la grande fragmentation de l’industrie éditoriale et de son incapacité à approvisionner tous les points de vente – y compris au sein des États dans lesquels les textes étaient publiés. Le commerce électronique a joué un rôle essentiel pour résoudre ce problème puisqu’il a rapproché les livres des lecteurs indépendamment de leur langue maternelle. »
Pour ce qui est des livres numériques, aucune des principales entreprises locales de commerce électronique ne semble avoir trouvé de niche particulièrement rentable ; elles ont donc cédé le marché aux compagnies globales. Infibeam, par exemple, a cessé de commercialiser sa liseuse Pi en 2012. De son côté, Flipkart a abandonné en 2015 son service de livres électroniques, transférant les comptes de ses clients à Kobo. Il semble que ce soit Amazon qui ait tiré le meilleur parti de l’espace laissé vacant : en 2016, les ventes de dispositifs Kindle ont augmenté en Inde de 80 %. Il faut reconnaître que l’entreprise de Bezos a compris l’importance d’adapter son offre au public local : son catalogue de livres numériques comprend déjà des milliers de références en langues régionales – hindi, tamoul, marathi, gujarati y malayalam.
Agrégateurs et librairies en ligne
Même si les principaux acteurs indiens du commerce électronique ne montrent plus grand intérêt pour le marché du live numérique, quelques agrégateurs et librairies numériques continuent leurs activités. L’un des plus grands distributeurs de contenus électroniques en Inde, Balani Infotech – il fait partie du conglomérat iGroup, originaire de Hong Kong –, vend des e-books, des documents en PDF et autres matériels pour les bibliothèques. Parmi les sites de vente en ligne mentionnés dans le rapport de 2011, BookGanga est l’un des rares à être encore sur pied. Outre les livres papier, ce portail commercialise un catalogue de plus de 15 000 e-books, provenant de presque 5 000 éditeurs du monde entier. Book Hungama, de la ville de Pune, est un autre portail local – de taille beaucoup plus modeste. Il offre à ses lecteurs la possibilité d’acheter des e-books à l’unité ou d’acquérir des packs de 20 exemplaires.
Depuis ses bureaux d’Ahmedabad, la firme Cygnet Infotech a développé le projet E-Shabda – « shabda » signifiant « parole » en langue gujarati. Il s’agit d’une plateforme qui, en plus de proposer des services de numérisation, vend des livres numériques distribués avec DRM en provenance de différentes maisons d’édition. Pour Apurva Ashar, l’instigateur du projet, les caractéristiques du pays – et en particulier le manque de librairies dans les zones les moins urbanisées – peuvent contribuer à l’augmentation de la lecture et de l’écriture numériques en langues vernaculaires:
« À la différence des lecteurs lisant l’anglais, qui généralement vivent en ville et appartiennent aux classes sociales aisées, ceux qui consultent des e-books dans les langues de l’Inde sont dispersés dans les villes de plus petite taille et les villages. Dans ces lieux, il n’est pas facile d’accéder aux librairies, même si les taux d’alphabétisation sont en augmentation ».
Pour l’entreprise DailyHunt, donner la priorité aux langues locales a été la clé du succès. Cette application mobile – un agrégateur qui regroupe livres électroniques et articles de presse – a atteint une base de 100 millions d’utilisateurs, devenant l’un des principaux sites de vente en ligne de livres numériques en Inde. Chaque mois, les lecteurs téléchargent gratuitement 2 millions de publications et en achètent un demi-million d’autres, pour un prix variant entre 10 cents et 12 dollars. Ils peuvent payer ces contenus par carte de crédit ou les inclure à leur facture de téléphone. Virendra Gupta – fondateur et directeur de DailyHunt – se montre optimiste quant au potentiel du livre numérique en Inde par rapport aux limitations du livre imprimé :
« L’Inde jouit d’une longue et riche tradition en matière de littérature, mais celle-ci a été confrontée à des obstacles pour rencontrer ses lecteurs, du fait des problèmes d’accès. Le manque de canaux de distribution couvrant le territoire national préoccupe la plupart des éditeurs. Les e-books permettent aux lecteurs d’accéder à un catalogue beaucoup plus complet, et aux éditeurs d’être distribués à une échelle beaucoup plus vaste; tout cela grâce à la plateforme ».
Page principale de DailyHunt
La migration des maisons d’édition traditionnelles
Avec plus de 16 000 maisons d’édition – pour la plupart de petite taille et construites sur une base familiale – et quelques 80 000 nouveaux titres publiés chaque année, le marché indien du livre est considérable ; c’est le sixième du monde en termes de recettes, et le deuxième en langue anglaise. Pour le secteur traditionnel, la démonétisation de 2016 a été un coup dur : à la suite de cette mesure, les ventes ont abruptement chuté, du fait des difficultés rencontrées pour payer en liquide.
La majorité des maisons d’édition internationales présentes sur le marché local – Penguin Random House, Harper&Collins, Hachette ou Bloomsbury – ainsi qu’un bon nombre de maisons d’édition du crû – c’est le cas de Sterling, mais il y en a beaucoup d’autres – publient des versions électroniques de leurs livres papier. Mais certaines, comme DC Books – basée au Kerala – sont allées beaucoup plus loin. Notre rapport de 2011 présentait le dispositif Wink, distribué par DC Books, comme un exemple notable d’écosystème numérique natif – contenus, software et hardware. Pourtant, et malgré tous les efforts fournis, le projet n’a pas réussi à décoller, et la maison d’édition n’a conservé à ce jour que son site de vente en ligne de e-books ainsi qu’une application mobile pour Android et Apple.
La maison d’édition Navajivan Trust – créée par le Mahatma Gandhi en 1929 – présente un catalogue riche de plus de 800 livres en anglais, gujarati, hindi et autres langues. Elle a numérisé ses textes et les commercialise de manière électronique via E-Shabda.
En octobre 2016, Amazon a fait l’acquisition de la maison d’édition Westland, qui appartenait jusque-là au groupe Tata. Signe que la firme nord-américaine envisage non seulement de vendre les livres d’entreprises tierces, mais bien aussi de devenir un important acteur dans la production de publications d’auteurs indiens, tant au format imprimé que numérique. Plusieurs mois avant l’achat de Westland, son CEO, Gautam Padmanabhan, disait:
« Même si le marché du e-book se trouve encore à un stade embryonnaire, il est doté d’un grand potentiel. L’un des facteurs qui pour nous, éditeurs, est fondamental, c’est le taux de pénétration élevé du smartphone, ainsi que d’autres innovations qui vont rendre le changement possible ».
Les maisons d’édition numériques
L’impact de l’ère électronique sur l’industrie du livre s’illustre, bien sûr, par le grand nombre d’éditeurs qui ont numérisé leurs catalogues. Mais il est aussi patent dans l’apparition de maisons d’édition qui purement numériques. Prenons l’exemple de Pustaka : basée à Bangalore, cette entreprise éditoriale publie des auteurs en langues vernaculaires – kannada, tamoul, télougou et malayalam. Les plus de 1 500 livres figurant au catalogue de Pustaka sont en vente soit à l’unité – pour 3 dollars en moyenne –, soit grâce à une souscription mensuelle proposée par la plateforme elle-même et par Scribd. Nivetha Padmanaban, la co-fondatrice du site, considère elle aussi que les outils numériques peuvent s’avérer utiles pour revitaliser les langues régionales :
« Souvent, nous déplorons que les jeunes générations ne lisent pas de livres dans leur langue maternelle. C’est que, malheureusement, la majorité des livres en langues natives ne sont pas disponibles au format électronique et opèrent une lente migration vers l’anglais. L’objectif de Pustaka est de combler cette brèche et de publier des livres numériques en langues régionales. »
Le projet Juggernaut, lancé fin 2015, confère un rôle central aux téléphones portables. Cette start-up éditoriale propose en effet différentes collections de livres électroniques en anglais, hindi et autres langues régionales, à lire sur une application mobile, soit gratuitement, soit à très bas prix – entre 15 cents et 2 dollars. L’une des particularités de Juggernaut, c’est que les lecteurs peuvent entamer un dialogue avec l’auteur par l’intermédiaire de l’application. Le projet compte des milliers de livres numériques, choisis par le comité éditorial de Juggernaut ou bien mis en ligne sur une plateforme d’écriture par des auteurs novices. Certains de ces titres se sont transformés en de véritables best-sellers – et ont même été distribués au format papier –, comme le recueil de contes The Legend Of Lakshmi Prasad, de Twinkle Khanna, qui a déjà vendu plus de 80 000 exemplaires. Chiki Sarkar, la co-fondatrice de l’entreprise, souligne combien il est important de combiner curation éditoriale et auto-publication :
« Je crois que l’édition du futur sera un mélange. Elle va se développer entre un espace de curation – porté par les maisons d’édition – et un monde numérique au sein duquel les auteurs qui ne seront pas parvenus à entrer dans cet espace, ou préfèreront l’éviter, auront la possibilité de rencontrer leurs lecteurs. À l’avenir, les deux scénarios coexisteront. »
Non content d’être extrêmement actif comme éditeur, Juggernaut a également commencé à commercialiser des e-books publiés par d’autres : par exemple, Tulika – une maison d’édition dont le rapport de 2011 mentionnait déjà les incursions numériques.
L’application de lecture mobile de Juggernaut
Livres audio et livres multimédias pour enfants
Plusieurs maisons d’édition indiennes se sont lancées dans la publication de livres audio. Les éditions Karadi Tales – basées à Chennai – occupent le terrain du livre audio depuis des années. À partir de leur site Web, elles commercialisent tant pour les enfants que pour un public adulte des livres audio enregistrés par des acteurs et des musiciens professionnels. Amish Tripathi, le créateur, entre autres succès de librairie, de la trilogie Shiva – publiée par Westland –, reconnaît le potentiel que présentent les livres audio en Inde:
« Par une certaine ironie du sort, l’édition de contenus en langues régionales n’a pas vraiment rencontré de succès jusqu’à présent [s’agissant de capter un public de non-lecteurs]. Mais les livres audio peuvent contribuer à générer un marché sur ce segment. »
En 2012 le service Reado, destiné à distribuer ce type de publications, avait été inauguré. L’entreprise était parvenue à occuper une place reconnue au sein de l’industrie locale, mais elle a brusquement fermé ses portes en 2016.
Après le livre audio, intéressons-nous maintenant au livre multimédia. Parmi les portails qui commercialisent des livres pour enfants dans ce format, mentionnons l’entreprise sociale BookBox – originaire de Pondichéry, au sud du pays – et la collection AniBooks qu’elle a développée. Il s’agit de publications vidéo qui contiennent des images, du texte et du son, ainsi qu’une voix off qui fait la lecture. Ces publications peuvent être téléchargées à un prix qui varie entre 2 et 3 dollars, mais il est aussi possible de les regarder gratuitement sur YouTube – plus de 47 millions de personnes les ont consultées à ce jour via ce média.
Dans le prochain article : le boom de l’autoédition ; plateformes d’écriture et de lecture sur téléphones mobiles ; le marché des contenus numériques éducatifs : entreprises d’edutech, plateformes de l’État et référentiels universitaires ; les projets numériques à but non-lucratifs ; défis et opportunités.