• Sommaire

    • [+]Préliminaires (3)
    • [+]Introduction (4)
    • [+]Amérique latine (13)
    • [+]Afrique subsaharienne (9)
    • [—]Monde arabe (11)
    • [+]Russie (11)
    • [+]Inde (11)
    • [+]Chine (9)
    • [+]Conclusions (6)
    • [+]Annexes (1)

Monde arabe

Le numérique : une opportunité

Comme nous l’avons suggéré lors de notre étude de la situation en Afrique subsaharienne, nous pensons que les principaux problèmes auxquels est confrontée l’édition dans le monde arabe – dans ce cas, l’inefficacité de la distribution analogique et la censure – peuvent être résolus, ou du moins atténués grâce à une incorporation de technologie numérique.

En ce qui concerne les difficultés de distribution, il est clair que le numérique permet d’assurer une offre potentiellement illimitée. Comme l’observe Sofiane Hadjadj, une fois que les fichiers sont produits et téléchargés sur une plate-forme, ils se trouvent à la disposition de n’importe quel utilisateur dans le monde entier – d’un simple clic de souris. Il existe évidemment des problèmes de paiement, de promotion, etc., mais – ajoute S. Hadjadj – c’est une autre question. Le plus important est que le livre soit disponible [1].

Au sujet maintenant des entraves de la censure, certains éditeurs font confiance au numérique pour fournir des outils qui les contourneront. L’offre électronique, illimitée et d’accès facile, contraste en effet avec le livre imprimé, objet de toutes les restrictions et contraint à se conformer aux desseins de la bureaucratie [2]. Le numérique serait ainsi toujours plus flexible que le livre ou la revue papier, même s’il est vrai que les gouvernements ont aussi appris à intervenir sur la Toile : les plate-formes de téléchargement peuvent finir par être bloquées, les sites des maisons d’édition, piratés. À la suite des manifestations qui ont éclaté en janvier 2011 en Égypte, de faux comptes Facebook ont fait leur apparition, ainsi que des posts agressifs, ou des commentaires qui contaminent les forums [3]. Quoi qu’il en soit, les blogs et les autres modes d’expression numériques ont pris un tel essor dans le monde arabe qu’il ne sera pas facile de leur appliquer en bloc une censure efficace. Une étude récente du Centre Berkman de Harvard établit par exemple que dans la blogosphère régionale abondent les discussions portant sur la politique locale et la religion. La puissance du numérique fait donc reculer deux des trois grands tabous auxquels est soumise l’édition papier, et libère le discours des liens imposés par la censure analogique [4].

Ramy Habeeb, de son côté, considère que la manière la plus rapide de contrer les tentatives de censure serait d’encourager le développement d’entreprises numériques fortes et économiquement viables :

Je crois que la meilleure manière de combattre la censure est de construire un marché. Après que le marché soit construit et qu’une industrie forte et vigoureuse ait fait son apparition, les censeurs seront interpellés par les nouveaux acteurs. Mais ces organismes internationaux qui nous montrent du doigt avec colère en s’exclamant “quelle honte !”… ne sont pas d’une grande efficacité. Construisez un marché, faites que le livre soit rentable, et vous verrez comment les forces locales s’occuperont elles-mêmes des censeurs [5]

Pour tout ce qui vient d’être exposé, le numérique peut constituer une occasion à ne pas manquer pour l’édition dans le monde arabe. Ceci étant, les éditeurs traditionnels ne trouvent pas toujours facile de profiter des nouvelles opportunités. Les professionnels du Yémen, d’Égypte, d’Algérie et du Liban qui ont répondu à notre enquête s’accordent ainsi à signaler trois grands obstacles qui empêchent le secteur de se reconvertir :

1) le manque de formation concernant les questions numériques,

2) les déficiences des infrastructures technologiques,

3) le manque d’appui de la part du secteur public.

L’un des interviewés avance même que la migration vers le numérique pourrait endommager le maillage actuel des librairies : l’horizon semble énigmatique ; plus, on en a peur. Et il est bien clair que dans un contexte de méconnaissance, de désarroi et de peur, peu nombreux seront les éditeurs traditionnels à se lancer dans l’exploration de l’ère électronique.

Pour surmonter les obstacles mentionnés ci-dessous, on pourrait avancer dans les directions suivantes :

1) Procurer une formation aussi complète que possible concernant le numérique aux éditeurs analogiques.

2) Dynamiser l’utilisation des infrastructures existantes – en particulier le réseau de téléphonie mobile – et encourager celle d’autres infrastructures qui requièrent des investissements relativement modérés – comme l’impression POD.

3) Avoir recours aux centres de R&D qui existent déjà dans la région.

4) Stimuler les échanges d’expériences entre les éditeurs analogiques, les éditeurs numériques et les autres acteurs du monde électronique local – en particulier les programmeurs et les start-ups internet.

Au sujet du premier point, il existe de nombreux organismes régionaux de formation et de networking professionnel qui travaillent déjà sur le sujet. Dans la section consacrée à l’Afrique, nous avons mentionné le CAFED, situé en Tunisie; nous devrions également citer le KITAB ainsi que le Salon du livre d’Abu Dhabi[6] comme deux des nombreux acteurs importants en matière de formation pour les éditeurs arabes. Il serait fondamental que ces organismes intègrent à leurs programmes des questions aussi urgentes que, entre autres, le traitement de métadonnées, le catalogage, le software de l’édition ou la conversion au format ePub en langue locale.

Au sujet du point numéro 2, il est très clairement nécessaire que les éditeurs mènent beaucoup plus d’expérimentations : essai de nouveaux formats, de nouveaux circuits, de nouveaux business models, en particulier avec la plate-forme que représente la téléphonie mobile. Un processus d’« essai et erreur » va sans aucun doute se mettre en place, mais ce n’est que si les acteurs locaux se lancent les premiers pour les créer, qu’un marché dynamique et un « écosystème » éditorial diversifié apparaîtront.

Le POD est une autre technologie riche de promesses, comme de nombreux analystes le signalent depuis un certain temps [7]. À partir d’un investissement relativement modeste, on peut installer des imprimeries présentant ces caractéristiques en différents points de la région, le réseau ainsi mis en place résultant d’une grande utilité pour compenser le manque de librairies et de points de distribution. La bibliothèque d’Alexandrie, en Égypte, a déjà incorporé des machines POD (modèle Espresso Book Machine) à ses installations [8]. Soit dit en passant, cette même technologie pourrait permettre aux maisons d’édition d’imprimer leurs livres à l’étranger, de façon à satisfaire la demande sur le marché global. Pour cela, il serait nécessaire de mettre en relation les éditeurs arabes avec les plate-formes internationales de distribution POD.

Pour renforcer cette dynamique combinée de formation et d’expérimentation, il sera indispensable de consacrer des ressources à la recherche et au développement (R&D). Même si nombre des éditeurs interviewés constatent que le secteur public n’a pas apporté grand-chose à la reconversion du secteur, il existe dans la région des centres et des laboratoires – aussi bien privés que d’État – qui pourraient fournir une contribution substantielle. Nous allons maintenant en présenter quelques exemples, situés dans le golfe Persique, et plus précisément au Qatar.

Qatar Foundation est née en 1995 à Doha. Sa mission est de développer le capital humain « dans une région dont les besoins et le potentiel en matière de développement sont considérables » [9]. Cette institution investit dans différents programmes d’investigation en technologie appliquée : médecine, énergie, environnement et informatique. Le département informatique mène des recherches dans des domaines comme le web 3.0, les réseaux sociaux, et d’autres outils orientés vers la langue arabe. Nombre de programmes d’éducation et d’investigation sont réalisés en collaboration avec des organisations internationales comme le CERN, la FITCH, ou HEC.

Qatar Science & Technology Park (QSTP), membre de Qatar Foundation, héberge diverses entreprises technologiques et sert de pépinière d’entreprises pour start-ups. En plus de fournir un espace de travail dans ses locaux impressionnants, offre des programmes de soutien pour les compagnies qui ont besoin de développer et de commercialiser de la technologie. Soulignons que l’institution a récemment développé la plate-forme électronique “IQRA”, qui héberge des textes anciens et modernes, en arabe comme en anglais [10].

De son côté le Conseil suprême de l’information et de la communication du Qatar (ictQATAR) travaille en ce moment sur un plan national de numérisation afin de préserver le patrimoine culturel local. Ce qui est intéressant, c’est que ces matériaux (textes, photos, vidéos) seront mis gratuitement à la disposition des utilisateurs, selon une politique explicite d’inclusion numérique [11]. Le conseil a organisé de nombreux séminaires sur l’Open Access [12], les Creative Commons [13], ainsi que d’autres thèmes clés pour l’édition numérique. Hessa Al-Jaber, secrétaire générale de ictQATAR, affirme à ce sujet :

Ce que nous avons compris, en premier lieu, c’est qu’aucune nation ni région n’a de monopole sur l’innovation et les nouvelles formes de pensée. Dans un contexte adéquat, l’esprit peut s’épanouir. Il n’y a pas un endroit sur la planète qui ne trouve un avantage particulier à formuler de nouvelles questions ou à explorer de nouveaux domaines. Là où il y a des individus intelligents, jeunes et ambitieux, il y aura une pensée originale. C’est une bonne description du Qatar, mais également de nombreux autres endroits. Ainsi, n’importe qui peut n’importe où réaliser une grande recherche et proposer de nouvelles approches, et c’est merveilleux puisque cela signifie qu’une nation et une région comme la nôtre, qui entre dans la partie un peu plus tard que les autres, a les mêmes chances que les autres au moment de concourir. Même s’il est difficile de mesurer l’impact de l’investissement national en R&D, certaines études suggèrent que les compagnies privées ont un retour sur investissement de 20 à 30 % dans ce domaine. Nous pensons qu’au niveau national, les retours peuvent être encore plus importants [14].

Les initiatives que nous avons décrites représentent à peine un échantillon du grand nombre de centres de R&D qui existent dans la région – on peut en trouver un grand nombre dans la liste des membres de l’Organisation arabe des technologies de l’information et de la communication [15] –, ce qui vient réfuter l’opinion selon laquelle le monde arabe manque de ressources technologiques propres pour une éventuelle reconversion de son secteur éditorial.

Une autre idée fausse qui circule est celle du manque en capital humain. En réalité – et suivant les réflexions de Hessa Al-Jaber citées plus haut –, il y a abondance de potentiel entrepreneurial dans la région arabe. Il suffit de visiter des portails comme YallaStartUp ou StartUpArabia pour prendre la mesure de la variété de projets web qui se développent au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Ces jeunes entreprises peuvent s’avérer des alliés inattendus pour les maisons d’édition, d’autant plus que nombre de leurs développements visent à optimiser l’expérience de la lecture et de l’écriture numérique en arabe [16]. Un exemple particulièrement intéressant est Yamli, un portail fondé par Habib Haddad, un jeune ingénieur libanais résidant aujourd’hui aux États-Unis. Comme le raconte H. Haddad, pendant la guerre du Liban de 2006, la majorité de l’information sur les événements n’était disponible qu’en langue arabe, de façon que pour se maintenir informé, il fallait effectuer des recherches dans cette langue, chose peu aisée si l’on utilisait un clavier équipé de caractères latins. En novembre 2007, après un travail de plusieurs mois, H. Haddad a inauguré le portail Yamli.com qui, grâce à un moteur de translittération en temps réel, permet d’effectuer des recherches en langue arabe, mais en utilisant des caractères latins. Selon l’ingénieur libanais, le projet devait contribuer à augmenter le taux de pénétration de la langue arabe sur le web. Jusqu’alors, en effet, le manque d’équivalence entre l’arabe et l’anglais créait un cercle vicieux :

[Le problème] commence avec la difficulté qu’il y a à écrire en arabe, ce qui fait qu’il y a moins de personnes qui réalisent des recherches sur le web dans cette langue, et qu’à leur tour les éditeurs perçoivent moins de revenus [17].

Il y a en outre d’innombrables designers et programmeurs qui élaborent des plugins, des scripts et d’autres solutions de software en utilisation libre pour la communauté internet. Présentons ici le spécialiste qatari Abdulrahman Alotaiba, le créateur des extensions Inline Text Direction et Arabic Links For Print, destinées à améliorer l’expérience qui consiste à écrire en arabe, que ce soit sous forme numérique ou imprimée. Sur son site, A. Alotaiba déclare :

Je crois beaucoup en le développement de l’open source (…). Je pense que je n’aurais pas pu arriver là où je suis aujourd’hui sans la bénédiction d’Allah et l’aide de la communauté open source à laquelle j’ai consacré la plus grande partie de mes projets personnels [18].

Le cas d’A. Alotaiba, et de beaucoup d’autres programmeurs, démontre qu’il existe de grandes ressources humaines au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Si elles acquièrent une plus grande renommée et établissent des contacts avec le secteur éditorial, ces ressources humaines pourront accélérer le développement des différents projets de publications électroniques, et ce, pour n’importe lequel des supports existants : écrans d’ordinateur, e-readers, tablettes et téléphones portables.


Notes    
  1. Janvier 2011, auparavant cité.
  2. Il y a d’innombrables exemples de livres interdits qui aboutissent sur Internet pour être téléchargés librement. Cf. Daragahi, Borzou : “In Jordan, a bookstore devoted to forbidden titles”, Los Angeles Times, 15 novembre 2010.
  3. Pour une description détaillée des différentes modalités de censure numérique appliquée par les gouvernements de la région, cf. : “Middle East and North Africa”, OpenNet Initiative.
  4. Cf. Etling, Bruce ; Kelly, John ; Faris, Robert y Palfrey, John : Mapping the Arabic Blogosphere: Politics, Culture, and Dissent, juin 2009.
  5. Décembre 2010, auparavant cité.
  6. Le Kitab est une entité créée en 2007, par l’action conjointe de l’Abu Dhabi Authority for Culture and Heritage et du Salon du livre de Francfort. Son principal objectif est la promotion du livre et de la lecture à Abu Dhabi et dans les pays voisins. Entre autres activités, elle organise le Salon du livre d’Abu Dhabi, une manifestation qui s’est taillé une renommée internationale.
  7. Cf. Nawotka, Edward : “Is POD a Possible Answer to Book Distribution Barriers?”, Publishing Perspectives, 3 mars 2010.
  8. Cf. “Choose a Book and Print it instantly”, Bibliothèque d’Alexandrie, 21 février 2007.
  9. Cf. “About Qatar Foundation”, Qatar Foundation.
  10. Cf. Agonia, Ailyn : “QSTP translates book from Latin to Arabic”, Qatar Tribune, 14 décembre 2010.
  11. Cf. Al-Jaber, Hessa : Digitally Open: Innovation and Open Access Forum, 23 octobre 2010.
  12. Cf. “Digitally Open: Innovation and Open Access Forum”, ICT Qatar.
  13. Cf. “Sharing Digital Content in the Arab World”, ICT Qatar.
  14. Cf. Al-Jaber, Hessa : “The Government’s Role in Promoting ICT Research”, ICT Qatar, 12 décembre 2010.
  15. Cf. “Member Sates”, Arab ICT Organization.
  16. Elles développent également des systèmes de paiement online et des applications pour téléphones portables, entre autres outils potentiellement très utiles pour l’édition électronique future.
  17. Cf. Streit, Valerie : “Window Opens to Arabic Web”, CNN Sci Tech Blog, 14 janvier 2009.
  18. Cf. Alotaiba, Abdulrahman : “Learn more about me”, Mawqey, the virtual home of Abdulrahman Alotaiba.

2 Commentaires

  1. thierry quinqueton

     /  27/08/2011

    Cette réflexion de Ramy Habeeb, je l’encadre et je la mets au dessus de mon bureau !
    « Je crois que la meilleure manière de combattre la censure est de construire un marché. Après que le marché soit construit et qu’une industrie forte et vigoureuse ait fait son apparition, les censeurs seront interpellés par les nouveaux acteurs. Mais ces organismes internationaux qui nous montrent du doigt avec colère en s’exclamant “quelle honte !”… ne sont pas d’une grande efficacité. Construisez un marché, faites que le livre soit rentable, et vous verrez comment les forces locales s’occuperont elles-mêmes des censeurs. »

    • octavio

       /  31/08/2011

      Tout à fait d’accord! Ce sera essentiel d’aller du bas vers le haut, de l’intérieur vers l’extérieur, si le but est de stimuler des « écosystèmes » numériques locaux durables et solides.

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