L’édition numérique à l’ère du mobile : le cas de l’Inde (3/3)

17/06/2018 / Octavio Kulesz

Dans le dernier volet de notre enquête consacrée à l’édition numérique en Inde, nous analysons le boom de l’autoédition, les plateformes d’écriture et de lecture sur téléphones mobiles, le marché des contenus numériques éducatifs et les projets à but non-lucratifs, avant de résumer les principaux défis et freins auxquels doit faire face l’édition numérique en Inde.

Retrouvez également les première et seconde parties de notre étude ici et ici !

Le boom de l’autoédition

Comme nous l’avons vu plus haut, de nombreuses maisons d’édition ont donc incorporé des livres autoédités à leur catalogue. Mais, ces dernières années, on remarque aussi l’apparition d’un nombre considérable d’entreprises éditoriales qui se consacrent exclusivement au commerce de l’auto-publication. Elles font en cela concurrence aux grands acteurs internationaux: Amazon bien sûr – dont le service KDP (Kindle Direct Publishing) organise des concours littéraires récompensés par une publication numérique ou papier, par l’intermédiaire de Westland – ; mais aussi Wattpad qui, en Inde, compte une base de lecteurs en pleine expansion.

L’entreprise Cinnamon Teal – que nous avions présentée dans le rapport de 2011 comme un pionnier de l’impression à la demande – propose ses services éditoriaux sur support papier aussi bien que numérique ; elle a été l’une des premières à travailler dans le domaine de l’autoédition. On peut se procurer ses livres sur un grand nombre de sites de vente en ligne.

Citons aussi parmi les autres entreprises du secteur Pothi, Notion Press et Sapna Ink.

L’autoédition en Inde a déjà engendré plusieurs best-sellers. L’auteure Rasana Atreya vend chaque semaine des centaines d’exemplaires de ses livres numériques par l’intermédiaire de nombreuses plateformes internationales. Le regard qu’elle porte sur le marché du livre numérique en Inde est assez critique en ce qui concerne l’industrie éditoriale traditionnelle, en particulier parce que le prix des ouvrages numériques est encore trop élevé :

« Je crois que l’une des raisons pour lesquelles les e-books n’ont pas rencontré beaucoup de succès en Inde tient au fait que les éditeurs leur appliquent systématiquement un prix à peine inférieur de 20%, 30% ou 40% à celui de la version papier. C’est comme s’ils cherchaient en réalité à attirer le lecteur vers le livre imprimé. »

Ashok Banker est aussi un auteur célèbre. Il a écrit une saga sur la mythologie indienne ainsi que d’autres œuvres qui se sont vendues à plus de deux millions d’exemplaires. Environ 10% des ventes concernent des livres au format numérique, sur Amazon ou via une plateforme dédiée.

Plateformes d’écriture et de lecture sur téléphones mobiles

Au carrefour entre maisons d’édition numériques et autoédition, des acteurs d’un nouveau type ont fait leur apparition en Inde, et connaissent en ce moment une croissance accélérée : les plateformes d’écriture et de lecture pour téléphones mobiles. Pratilipi est l’une des principales d’entre elles. Avec plus d’1 million de lecteurs et 9 mille auteurs, cette start-up créée en 2014 à Bangalore opère exclusivement en langues régionales, au travers d’un application pour Android. Les réflexions de Ranjeet Pratap Singh, le co-fondateur du projet, s’avèrent cruciales pour comprendre la situation actuelle de l’édition électronique en Inde :

« En matière de contenus, nous sommes en train de migrer progressivement d’un accès contrôlé (maisons d’édition) vers des agrégateurs (comme Amazon ou DailyHunt) et des plateformes (comme Medium ou Wattpad). Soyons clairs, cela ne signifie pas que les modèles antérieurs sont en train de mourir, seulement que les nouveaux deviennent plus importants (…). Voyons maintenant de quelle manière ces plateformes capturent la valeur qu’elles ont créée – nous connaissons déjà des modèles économiques très intéressants, mis en place par les géants  du marché mobile en Chine. »

 

Page principale de la plateforme Pratilipi

 

Dans le même esprit, le portail a réuni plus de 10 mille livres numériques – eux aussi en langues vernaculaires – écrits par presque 4 mille auteurs. Tous les textes peuvent être téléchargés gratuitement. Les lecteurs paient s’ils veulent bénéficier des caractéristiques premium, comme la possibilité de télécharger l’œuvre et de la débarrasser du contenu publicitaire. Quant aux auteurs, ils reçoivent un paiement une fois que leur livre a atteint les mille lectures.

À la différence de Pratilipi – qui n’impose aucun critère aux textes qu’elle publie –, sur le portail de Matrubharti, le contenu doit être préalablement approuvé par le comité de lecture. Durant la phase de recherche de contenus, les responsables du projet ont été confrontés à de multiples fins de non recevoir de la part des maisons d’édition qui craignaient que le concept de livre électronique ne porte atteinte aux affaires des librairies physiques : au bout de six mois de pourparlers, n’ayant pas obtenu un seul titre de la part des maisons d’édition traditionnelles, ils ont décidé d’ouvrir la plateforme aux auteurs, en traitant avec eux sans intermédiaire.

Citons enfin la société Valmeeki – dont les bureaux se trouvent à Bangalore et au Kerala – qui propose aux auteurs de mettre leurs textes en ligne et d’assurer leur distribution sur supports mobiles. Valmeeki offre également ses services en matière de correction, d’édition et de design.

Le marché des contenus numériques éducatifs: entreprises d’edutech, plateformes de l’État et référentiels universitaires

En Inde, l’éducation virtuelle et la publication de contenus didactiques numériques sont aujourd’hui des secteurs en pleine ébullition. Les grandes entreprises de services numériques – Integra, Impelsys, DiacriTech ou Instascribe – proposent leur aide aux maisons d’édition et aux institutions éducatives qui éditent ce type de matériels. Dans le même temps, les initiatives qui visent spécifiquement l’edutech se sont multipliées. Tata Interactive, du puissant Groupe Tata, développe une quantité de solutions technologiques pour l’apprentissage, de la réalité augmentée jusqu’à la réalité virtuelle en passant par le m-learning – c’est-à-dire l’enseignement par le biais des téléphones portables. De son côté, Educomp a développé une bibliothèque de contenus multimédias 3D visitée par des millions d’étudiants indiens. L’entreprise Edutor Technologies distribue des livres de cours numériques organisés à travers son système interactif Ignitor. D’autre part, l’entreprise Hurix a mis en route la plateforme Kitaboo, préparée pour produire et distribuer des e-books éducatifs. Enfin, le site de vente en ligne Videeya dispose d’un catalogue comptant plus de 20 000 e-books protégés par DRM, publiés par différentes maisons d’édition académiques.

Même si le boom des tablettes éducatives apparues à la suite du lancement de l’iPad semble avoir fait long feu, il existe encore des entreprises qui se consacrent à la distribution de publications numériques conçues pour ce type de dispositifs. Parmi elles, signalons Reppro – l’un des principaux fournisseurs de services d’impression en Inde, qui dispose de son propre service de e-learning baptisé Rapples.

Ceci étant, il n’est pas rare de voir des start-ups du secteur de l’edutech fermer leurs portes. C’est ce qui est arrivé à iProf : cette application pour la vente de chapitres didactiques avait déjà dépassé le million de téléchargements et bénéficié d’investissements considérables ; elle a dû cependant cesser ses activités fin 2016 – ce qui tendrait à démontrer que, dans le secteur des publications numériques éducatives, les modèles économiques cherchent encore leur forme.

En 2015, dans le cadre du programme Digital India, le gouvernement a lancé une initiative baptisée eBasta – en hindi, « basta » signifie « cartable ». Il s’agit d’une plateforme collaborative à partir de laquelle les élèves peuvent télécharger des livres numériques produits par des maisons d’édition et des professeurs. Ainsi sont mis à disposition du texte – principalement aux formats PDF et EPUB –, des animations, du matériel audio et vidéo, le tout protégé par DRM. Grâce à cette plateforme, les enseignants ont la possibilité de regrouper plusieurs publications pour les proposer à leurs élèves organisées en modules. Quant aux maisons d’édition, elles peuvent, en utilisant ce système, atteindre de façon directe des milliers d’écoles dans tout le pays, et entretenir des interactions avec leurs utilisateurs.

 

Présentation de eBasta, projet de contenus numériques pour étudiants

 

Les gouvernements provinciaux tirent eux aussi parti des opportunités qu’offre la nouvelle ère pour produire des publications éducatives. Fin 2015, les autorités du Kerala ont présenté un projet de textes numériques collaboratifs pour les écoles, projet actuellement mis en œuvre par l’unité IT@School du Département pour l’Éducation.

D’autre part, les distributeurs numériques connaissent eux aussi une intense activité. L’Annuaire international des Référentiels d’Accès Libre (DOAR) répertorie 77 centres d’investigation indiens dotés de ce type de portails. L’un d’entre eux, le Référentiel National de Ressources Éducatives en Libre Accès (NROER) offre des e-books au format EPUB à télécharger gratuitement, produits pour la plupart par des universités et d’autres entités du secteur public.

Le secteur des bibliothèques publiques, lui aussi, se trouve en plein processus de modernisation. En mai 2016, le Ministère pour le Développement des Ressources Humaines a en effet lancé la Bibliothèque Nationale Numérique, qui héberge plus de 7 millions de ressources, dont 700 000 livres – en majorité des textes classiques au format PDF. En août 2017, cette bibliothèque a remporté le prix mBillionth South Asia, qui récompense les meilleures innovations mobiles destinées à stimuler le développement.

Les projets numériques à but non-lucratifs

De leur côté, les ONG ne sont pas en reste. Elles sont nombreuses à avoir mis en place des stratégies pour distribuer des publications électroniques gratuites, dans le cadre de plans d’alphabétisation. En 2015, par exemple, le programme Read India s’est associé à l’application de lecture Rockstand pour offrir des e-books gratuits en zones rurales.

Mais de toutes les organisations à but non lucratif, c’est sans doute Pratham Books – basée à Bangalore – qui a su tirer le meilleur parti des nouvelles technologies pour offrir de la lecture aux enfants. Non contente d’offrir gratuitement les versions numériques de ses plus de 2 000 livres – sous licence Creative Commons –, cette maison d’édition a présenté en septembre 2015 sa plateforme StoryWeaver. Il s’agit d’un espace interactif au sein duquel les utilisateurs peuvent lire, créer, adapter et traduire des textes pour enfants dans une multiplicité de langues. StoryWeaver a reçu une aide économique significative de la part de Google et est parvenue à réunir plus de 4 400 publications – la majorité d’entre elles illustrées – en 60 langues. Purvi Shah, responsable du département numérique chez Pratham Books, souligne l’importance que revêt ce type d’initiatives dans un contexte marqué par les problèmes d’infrastructures et les limitations du marché éditorial:

« Si en Inde les enfants ne lisent pas suffisamment, c’est à cause de trois problèmes de base : le peu de livres disponibles, le manque de diversité linguistique des livres, et les barrières qui limitent l’accès à ces livres. Avec 22 langues officielles et des centaines d’autres moins répandues, la multiplicité linguistique devient un obstacle pour les éditeurs, qui finissent par préférer les langues principales et ignorent les autres ».

Défis et opportunités

Il est clair que le marché des publications numériques en Inde présente d’innombrables défis tels que, par exemple, une brèche numérique marquée, des modèles économiques numériques qui ne s’avèrent pas toujours viables, ou encore une relative faiblesse des acteurs locaux face aux géants technologiques nord-américains et chinois.

Ceci étant, les opportunités sont tout aussi évidentes. Comme l’avait anticipé le rapport de 2011, le secteur public est en train d’investir dans des plans ambitieux d’infrastructure numérique, tandis que la migration des moyens de paiement vers des modalités électroniques va en s’accélérant ; l’usage des téléphones portables devient massif, faisant du mobile une plateforme privilégiée pour la lecture, particulièrement en langues régionales. D’autre part, les possibilités offertes par les nouveaux supports ouvrent sur de nouvelles manières de faire, notamment l’autoédition qui, en Inde, pourrait se convertir en un phénomène de masse.

Malgré toutes les difficultés, l’avenir de l’édition numérique en Inde promet d’être extrêmement intense. Une chose est sûre : dans cet écosystème, coexisteront les maisons d’édition traditionnelles – dont beaucoup auront numérisé leurs livres et les commercialiseront en ligne –, les plateformes de lecture mobile, les portails du secteur public, les entreprises d’edutech ainsi que les grands acteurs internationaux comme Amazon et Kobo.

Au cours des prochaines années, il va s’avérer crucial d’observer attentivement l’évolution de l’édition numérique en Inde : ce qui va se passer dans ce pays déterminera dans une grande mesure la direction que prendront les autres régions de l’hémisphère Sud.

Octavio Kulesz

A propos de l'auteur

Octavio Kulesz is an Argentinian digital publisher and philosopher. In 2007 he founded Teseo, one of the first e-book publishing houses in Latin America. He is the author of the report “Digital Publishing in Developing Countries” (commissioned in 2011 by the Prince Claus Fund and the International Alliance of Independent Publishers), and a Unesco expert on the 2005 Convention.