L’édition numérique à l’ère du mobile : le cas de l’Inde (1/3)

14/03/2018 / Octavio Kulesz

Dans cette nouvelle série d’articles, nous étudions l’évolution de l’édition numérique en Inde. Ce premier volet analyse le poids des industries du software et du hardware dans l’économie locale, le rôle central du téléphone mobile, ainsi que l’essor du commerce électronique et des paiements numériques.

Au cours des dernières années, le panorama de l’édition numérique en Inde s’est profondément transformé. Si l’on passe rapidement en revue les cas mentionnés dans notre rapport de 2011, le résultat, à première vue, est peu encourageant : plus de la moitié des projets et des sites Web indiens qui promettaient de révolutionner l’industrie du livre grâce aux outils numériques ont disparu. Les liseuses locales comme la Pi – de Infibeam – ou la Wink – de DC Media – ne sont plus fabriquées nulle part. Et dans les différents exemples qui figuraient dans notre liste de 2011, seuls Amazon, BookGanga, Cinnamon Teal et quelques autres sont encore en activité.

Ceci étant, un examen plus minutieux montre que ce phénomène de destruction a été accompagné par un processus inverse : des centaines de nouveaux projets, beaucoup plus forts que les précédents, ont vu le jour. Ces nouvelles initiatives se sont développées à la faveur des quatre grandes tendances anticipées en 2011:

  • la forte croissance économique et la consolidation d’une nouvelle classe moyenne avide de contenus numériques ;
  • l’expansion du secteur technologique local ;
  • la multiplication des initiatives de distribution de textes sur les téléphones mobiles ;
  • l’investissement public destiné à combler la brèche numérique.

Dans l’exposé qui suit, nous présentons les principales forces en présence dans le paysage de l’édition électronique indienne. Pour cela, nous avons pris en considération, non seulement les projets strictement liés aux livres numériques, mais aussi les processus qui, à long terme, auront un impact significatif sur l’écosystème numérique local.

Diversité et croissance

La société indienne est d’une extraordinaire diversité. Tout d’abord, et selon un recensement récent, il existe dans le pays 780 langues y 66 graphies différentes. Sur une population totale de plus de 1,320 millions d’individus, environ 10 % parlent anglais. Ce marché potentiel de dizaines de millions de personnes s’avère très attractif pour les entreprises globales qui développent des contenus. D’autant plus que dans la société indienne, la part des jeunes est prédominante, 41% de ses habitants ayant moins de 20 ans.

Rappelons que, jusqu’en 2015 au moins, l’économie indienne a été l’une des plus performantes du monde : selon les données de la Banque Mondiale, son PIB a augmenté de 7,6 % cette année-là – mieux que la Chine, par exemple. Plusieurs études indiquent en outre que la classe moyenne indienne a doublé en moins de dix ans, ce qui a entraîné une expansion sans précédent de la consommation.

Un pôle technologique global

Dans le rapport de 2011, nous avions souligné l’importance de l’industrie technologique indienne : le secteur, depuis lors, n’a cessé de se renforcer. Les industries de software et de hardware emploient aujourd’hui 10 millions de personnes et apportent annuellement quelques 150 milliards de dollars à l’économie locale. La ville de Bangalore, en particulier, concentre 40 % des entreprises de ce secteur, et a vu l’apparition d’entreprises aujourd’hui en compétition sur le marché de la concurrence mondiale – comme Infosys, Microland ou Wipro.

C’est de cet écosystème qui forme plus d’1 million et demi d’ingénieurs chaque année que sont issus nombre de hauts dirigeants de la Silicon Valley : citons entre autres Sundar Pichai – PDG de Google –, Satya Nadella – PDG de Microsoft – et Vinod Khosla – co-fondateur de Sun Microsystems. Mais aussi des initiatives comme celle menée Google en 2016 pour former 2 millions de programmateurs au développement d’applications mobiles pour Android. Elles ne peuvent que renforcer la suprématie indienne dans le domaine du software.

En septembre 2014, le gouvernement indien a rendu public le programme Make in India qui ambitionne de faire du pays un centre global de conception et de production : l’un de ses objectifs est de parvenir à ce que la part du secteur industriel dans l’économie passe de 15 % à 25 %. Ainsi, c’est également dans le domaine du hardware que l’Inde se propose de jouer un rôle de premier plan.

Logo de Make in India

Les autorités locales sont bien conscientes du rôle essentiel que la technologie indienne va jouer à l’avenir au niveau mondial. De fait, l’Inde pourrait bien se transformer en un terrain d’expérimentation pour une multitude de solutions applicables dans plusieurs pays en développement, comme l’explique le ministre de l’aviation civile Jayant Sinha:

« De la même manière que les États-Unis sont le centre de l’économie et de l’innovation pour les mille millions de personnes les plus riches de la planète, l’Inde a aujourd’hui l’opportunité de devenir un pôle d’invention pour les 5 ou 6 mille millions d’habitants restants. »

Connectivité : le téléphone portable, un dispositif clé

Malgré la force de son industrie technologique, l’Inde se trouve à la traîne par rapport à d’autres régions du monde en matière de connectivité. De fait, environ 64 % de la population indienne n’a pas encore accès à Internet. Conscient que le pays a de grands besoins en matière d’infrastructures, le gouvernement indien a lancé en juillet 2015 un plan ambitieux baptisé Digital India afin d’améliorer la connectivité sur tout le territoire. Ce plan s’attache plus particulièrement à réduire les écarts entre ville et campagne, à donner plus d’autonomie et de pouvoir à la population grâce à la technologie électronique, et à tirer parti des nouvelles technologies pour réaliser des avancées en matière de santé, de participation sociale et de sécurité en ligne.

Quelques mois auparavant, Facebook avait présenté en Inde son projet Internet.org – conçu pour massifier la connectivité dans les pays en développement, et offrant plusieurs applications gratuites. Mais en février 2016, les autorités locales bloquaient ce service, alléguant qu’il mettait en péril la neutralité du Web. Comme cela est décrit dans l’article sur l’édition numérique en Afrique, le projet Internet.org  – plus connu maintenant sous le nom de FreeBasics – suscite, aujourd’hui encore, un intense débat partout dans le monde : Facebook étant accusé de fomenter un colonialisme numérique pour étendre son monopole sur le Web des pays du Sud.

Même s’il est évident que, proportionnellement, l’Inde souffre d’un sérieux déficit en connectivité, la quantité totale d’utilisateurs connectés est cependant gigantesque : plus de 267 millions de personnes disposent d’un smartphone connecté – et 58% d’entre elles accèdent à Internet exclusivement par l’intermédiaire de ce dispositif – ce qui fait de l’Inde le deuxième marché mobile du monde, après la Chine.

Le prix des appareils est en général inférieur à 150 dollars, sur un marché dominé par les entreprises sud-coréennes (Samsung) et chinoises (Xiaomi et Oppo, entre autres), les acteurs natifs comme Micromax luttant également pour leur part de marché. De leur côté, les entreprises occidentales comme Apple ont rapidement mis à profit les avantages du programme Make in India et assemblent déjà leurs téléphones portables localement. La chute des prix des mobiles et l’augmentation de la taille de leurs écrans expliquent probablement la contraction du marché des tablettes.

Il est intéressant d’observer que si jusqu’à présent l’anglais dominait le Web indien, l’essor de la téléphonie mobile en zone rurale a généré une expansion des contenus en langues régionales – hindi, marathi, punjabi, etc. Il existe même un système d’exploitation  – l’Indus – basé spécifiquement sur ces langues.

L’essor du commerce électronique

Le e-commerce n’a pas cessé de se développer au cours des dernières années. Selon les données officielles, ce secteur croît en Inde au rythme de 51 %  par an – le plus élevé du monde. Comme en Afrique, les téléphones mobiles sont devenus le vecteur principal du boom du commerce électronique. Ceci explique pourquoi de nombreuses entreprises numériques ont opté pour une stratégie centrée sur la vente via leurs applications mobiles.

En Inde, le e-commerce s’est transformé en un champ de bataille sur lequel entreprises globales et compagnies locales – Flipkart, Snapdeal, Infibeam, Paytm, entre autres – se livrent une concurrence féroce pour attirer les clients locaux. Alibaba s’est ainsi associé avec Paytm et a acquis une partie de Snapdeal ; Walmart et le fond japonais Softbank ont investi des sommes gigantesques dans Flipkart, tandis qu’Amazon a injecté en Inde 5 milliards de dollars depuis 2013 pour consolider sa position. La singulière apostrophe de Jeff Bezos à ses employés annonce que le combat qui se livre en Inde sera implacable:

« Je n’ai pas besoin d’experts informatiques en Inde. J’ai besoin de cowboys. »

 

“Amazon envahit l’Inde”: couverture du numéro de janvier 2016
du magazine
Fortune, représentant Jeff Bezos sous les traits de Vishnou,
l’un des principaux dieux de l’hindouisme

Pour beaucoup d’analystes, l’arrivée de capitaux internationaux qui s’emparent de tout ou partie de nombreuses entreprises numériques indiennes devrait constituer un motif d’inquiétude. Mohandas Pai, le directeur de Manipal Global Education l’exprime de la manière suivante:

« Actuellement, les États-Unis et la Chine se battent pour la suprématie numérique. Et où se trouvent les capitaux indiens? Ils achètent des villas en Californie? Si nous perdons cette révolution numérique, nos entreprises seront contrôlées par des capitaux chinois, et c’est très dangereux. »

D’autre part, différents acteurs s’accordent pour dire que le peu d’appui que reçoivent les entreprises indiennes de la part de leur gouvernement constitue un autre facteur préoccupant. Comme l’observe Bhavish Aggarwal, directeur de Ola :

« Les start-ups indiennes se heurtent à une sorte de plafond de verre. Si je demande une réunion au premier ministre, j’aurai plus de mal à l’obtenir qu’un chef d’entreprise étranger fraîchement débarqué en Inde. Je comprends cette dynamique, mais nous devons nous assurer que le gouvernement ouvre les yeux sur tout ce que nous apportons à la société – ce qui n’est pas le cas pour le moment. »

Numérisation des paiements et démonétisation

Le 8 novembre 2016, le gouvernement indien annonçait une mesure radicale destinée en théorie à lutter contre l’évasion fiscale, mais qui allait avoir d’énormes conséquences sur l’économie indienne – entre autres, sur le secteur des paiements électroniques. Ce jour-là, les billets de 500 et 1000 roupies (respectivement 8 et 16 dollars) ont été subitement « démonétisés », c’est-à-dire qu’ils ont perdu brutalement leur valeur comme monnaie courante. Les citoyens indiens se sont donc trouvés dans l’obligation de les échanger contre d’autres billets, ou de les déposer sur des comptes bancaires. Mais pour que l’échange ou le dépôt soient autorisés, il fallait prouver que l’origine des fonds était licite.

Si l’on considère que les billets en question représentaient 86% de l’argent en circulation et que, jusqu’alors, presque 90% de l’économie indienne fonctionnait sur la base d’échanges en liquide, on comprend la d’une grande violence d’une telle mesure : comme l’ont dénoncé plusieurs organisations sociales, la démonétisation a causé la mort de plus de 100 personnes dans tout le pays, en même temps qu’elle générait des grèves massives et de graves problèmes de transport. En termes économiques, la mesure a fondamentalement bénéficié au secteur financier et aux entreprises spécialisées dans les paiements numériques – un segment qui a connu entre 2016 et 2017 une croissance de 55%.

Dans le prochain article : vente en ligne de livres imprimés et numériques ; e-distributeurs et e-librairies ; migration des maisons d’édition traditionnelles ; maisons d’édition numériques ; audiolivres et livres jeunesse multimédia.

Octavio Kulesz

A propos de l'auteur

Octavio Kulesz is an Argentinian digital publisher and philosopher. In 2007 he founded Teseo, one of the first e-book publishing houses in Latin America. He is the author of the report “Digital Publishing in Developing Countries” (commissioned in 2011 by the Prince Claus Fund and the International Alliance of Independent Publishers), and a Unesco expert on the 2005 Convention.