L’édition numérique à l’ère du mobile : Amérique Latine (2/3)

23/06/2016 / Octavio Kulesz

Nous vous présentons ici la deuxième des trois parties de notre étude sur l’édition numérique en Amérique Latine (la première se trouve ici). Dans ce texte, nous analysons la façon dont les maisons d’édition traditionnelles s’approprient les nouvelles technologies, ainsi que l’émergence des maisons d’édition numériques et le boom de l’autoédition.

L’édition traditionnelle et les nouvelles technologies

Comme le signalait Jonás Suassuna, le succès d’une plateforme dépend en grande mesure du soin avec lequel sont sélectionnés et travaillés les contenus. Le rôle de l’éditeur continuerait donc d’être absolument essentiel à l’ère numérique. Mais qu’en est-il exactement pour les maisons d’édition latino-américaines ?

Dans le rapport de 2011, on avançait l’idée que, pour les maisons d’édition traditionnelles, les nouvelles technologies représentaient à la fois une opportunité et un défi. Cinq années plus tard, cette ambivalence semble se maintenir : les avantages sont évidents dans certains sous-secteurs, tandis que dans d’autres, beaucoup reste à faire.

Parmi les labels universitaires, par exemple, l’utilisation des outils numériques gagne progressivement du terrain. En mai 2015, Eudeba – la maison d’édition de l’Université de Buenos Aires, et la plus importante maison d’édition universitaire d’Argentine – a présenté son propre dispositif de lecture électronique, baptisé Boris en hommage à Boris Spivacow, l’un des principaux promoteurs d’Eudeba dans les années 50 et 60. Au moment de son lancement, Gonzalo Álvarez, le président de l’entreprise, a clairement exposé sa vision de l’avenir :

En tant que fournisseur de contenus, nous continuons à publier sur papier et au format numérique […]. Nous utilisons des outils modernes pour atteindre les objectifs qui sont depuis toujours ceux de notre maison : vendre beaucoup moins cher, pratiquement à moitié prix, avec l’appareil le moins cher du marché argentin.

 

Lancement vidéo du dispositif Boris
https://www.youtube.com/watch?v=Edo9GSaiVK4

Parmi les maisons d’édition indépendantes, nombreuses sont celles qui ont numérisé leur catalogue. Ceci étant, intégrer dans son catalogue des livres numériques implique des obstacles de toutes sortes : risques de piratage, complexités juridiques et autres difficultés techniques. Déborah Holtz est directrice de Trilce Ediciones – prestigieuse maison d’édition mexicaine dont les ouvrages traitent autant d’art que de poésie ou de culture populaire – et présidente de l’Alliance des Maisons d’édition Mexicaines Indépendantes. Elle parle des obstacles qu’il a fallu affronter au moment d’expérimenter les nouveaux formats :

Nous avons passé au moins une année et demie en proie aux affres du doute. Sachant que la majorité de nos livres sont illustrés, nous sommes horrifiés à l’idée que les images puissent terminer n’importe où. Un autre aspect du problème est lié aux contrats qu’il faut réviser un par un, la plupart n’ayant pas prévu le format numérique, ce qui alourdit d’autant la procédure. Et puis, il faut aussi décider comment procéder avec les DRM et l’accès qu’on concède à l’utilisateur. Cela ajoute à la complexité de l’ensemble, parce que chaque modèle comporte ses avantages et ses inconvénients. [Entretien personnel]

Maisons d’édition numériques : créateurs de leur propre catalogue et prestataires de services

Même si de nombreuses maisons d’édition travaillent déjà avec les livres électroniques, une nouvelle catégorie de professionnels apparaît petit à petit dans la région : il s’agit des maisons d’édition nativement numériques. Parmi elles, on rencontre tout d’abord une kyrielle d’entreprises qui développent des applications conçues pour un public jeune. L’application Love en est un cas intéressant. Il s’agit de l’adaptation numérique du livre du même nom, publié en 1964 par l’artiste italien Gian Berto Vanni. Éditée par Niño Studio (Argentine), l’œuvre a reçu un accueil très favorable, au point de recevoir en 2014 le Ragazzi Digital Award (Salon du livre de Bologne).

 

Bande-annonce de l’application Love
https://www.youtube.com/watch?v=DfGbrQ4-Zf4

Outre les maisons spécialisées dans la littérature jeunesse, il existe en Amérique latine, et surtout au Mexique, un intéressant courant de maisons d’édition numériques se consacrant au roman et à l’essai. Le label Malaletra, par exemple, mise depuis 2011 sur la publication de livres numériques de littérature hispano-américaine. Les œuvres sont commercialisées à partir du propre site web de la maison d’édition, aux formats EPUB et PDF. Interrogés sur les raisons qui les ont poussés à mener une incursion dans le domaine des livres électroniques, les fondateurs du projet expliquent :

En Amérique Latine, la littérature est plus isolée que jamais. À quelques exceptions près, les œuvres de nos écrivains, même si elles sont publiées par des maisons d’édition transnationales, ne sont pas distribuées à l’extérieur de leur pays d’origine. Avec la publication numérique et la distribution en ligne, ce phénomène peut à tout le moins s’atténuer.

L’éditeur numérique Nieve de Chamoy, dirigé par la poétesse et éditrice Mónica Braun, a été fondé fin 2014. Dans son catalogue, un titre retient particulièrement l’attention: c’est Mastodonte, de l’écrivain et journaliste Jaime Reyes, un roman écrit spécialement pour dispositifs mobiles, qui comprend des liens hypertexte et une bande-son en libre écoute sur Spotify. Lorsqu’on lui demande s’il y aurait un sens à envisager une version imprimée, Reyes formule une réponse décisive pour comprendre la puissance de l’édition électronique :

Oui, mais ce serait compliqué de parvenir à transmettre facilement l’idée de l’expérience hypertextuelle ou multimédia, parce que cela impliquerait un plus grand nombre d’actions de la part du lecteur pour que l’expérience soit pleine et entière. Je crois que l’œuvre n’atteindrait pas complètement son objectif dans un format papier. Ce serait comme une de ces éditions surchargées de commentaires que le lecteur achète dans l’enthousiasme mais qu’il ne termine presque jamais de lire parce que l’énorme quantité de notes de bas de page qu’elle contient l’oblige à réaliser des actions physiquement exaspérantes et malaisées, qui ennuient ou déconcentrent.

 

Couverture du livre numérique Mastodonte, publié par Nieve de Chamoy

L’entreprise Ink, pour sa part, se présente comme “l’unique maison d’édition mexicaine qui produise des livres d’art au format interactif”. De son côté, le label Tesseract pages commercialise depuis 2011 des œuvres de science-fiction et de théâtre ainsi que des ouvrages de vulgarisation scientifique uniquement au format numérique.

Au Chili, il faut signaler le cas d’Ebooks Patagonia. Fondée en 2010, cette maison d’édition a constitué un catalogue varié de fictions latino-américaines, essais, littérature pour enfants. Au vu, entre autres indicateurs, de la montée en puissance des smartphones, Javier Sepúlveda – le créateur du label – se montre optimiste quant au potentiel de l’édition numérique chilienne :

Les téléphones mobiles représentent l’avenir de l’accessibilité numérique et de la lecture. Un pays dans lequel il y a plus de téléphones portables que d’habitants constitue un milieu parfait pour la révolution qui est en train d’avoir lieu : d’une part, nos auteurs publient plus et deviennent plus internationaux ; d’autre part, les utilisateurs bénéficient d’un accès plus facile aux contenus.

Le projet colombien eLibros, est quant à lui consacré à la publication de littérature latino-américaine classique et contemporaine. Ses ouvrages peuvent être achetés sur les principales plateformes, mais aussi directement à travers leur système appelé “Tarjeta eBook” (carte e-book).

Une tendance est clairement apparue parmi les maisons d’édition nativement numériques : elles combinent distribution de leurs propres publications et prestation de services pour des tiers – institutions, auteurs pris individuellement, voire même autres labels. Elles proposent, entre autres: travaux de correction, conversion à EPUB3, numérisation, reconnaissance de texte, ou développement d’applications.

Dans le sillage de ces projets, sont apparues en Amérique latine bon nombre de maisons d’édition qui ne commercialisent pas leur propre catalogue, mais se sont entièrement spécialisées dans l’offre de solutions numériques pour d’autres entreprises du secteur. La société mexicaine Manuvo, par exemple, a développé des applications mobiles pour de nombreux organismes de la région comme Conaculta ou la Bibliothèque Nationale Numérique du Chili. De son côté, l’équipe de Libresque (Argentine) propose un accompagnement aux maisons d’édition qui veulent produire des livres au format EPUB ou des applications. De même, le projet Simplissimo, créé en 2010 à Porto Alegre, a déjà à son actif la conversion de plus de 3 500 œuvres au format e-book ; il publie en outre un suivi hebdomadaire des livres électroniques les plus vendus au Brésil et fournit également des services de publication aux auteurs.

Le boom de l’autoédition

De toute évidence, le segment de l’autoédition enregistre des avancées considérables. En plus des plateformes globales comme KDP (Amazon) ou Writing Life (Kobo), un nombre croissant de portails nativement numériques parient sur cette niche. En Argentine, Bajalibros a mis en route le système Indielibros, qui permet d’éditer des œuvres au format papier ou numérique. Le site Clube de Autores (Brésil) – qui opère depuis 2009 – compte des dizaines de milliers de titres à son catalogue et se positionne comme “la plus grande communauté d’auto-publication d’Amérique Latine”. Widbook, une plateforme également brésilienne, fondée en 2012, s’appuie sur un usage intensif des réseaux sociaux et propose aux auteurs de téléverser leurs textes pour que n’importe qui puisse les lire en ligne. Un système similaire a été mis en place au Mexique par le portail Novelistik. En général, les entreprises d’autoédition se rémunèrent grâce à des commissions sur la vente des exemplaires – papier ou numérique –, ou bien grâce à la publicité.

Il faut souligner que la puissance de ces plateformes ne réside pas seulement dans leur efficacité pour l’auto-publication, mais aussi dans leur grande capacité à collecter les données, en particulier en ce qui concerne le comportement des lecteurs qui interagissent avec les textes. De telles informations peuvent revêtir un grand intérêt pour d’autres entreprises, y compris pour les maisons d’édition traditionnelles. On connait en effet des cas de textes auto-publiés par le biais de plateformes comme Wattpad, qui ont ensuite été édités au format papier : c’est ce qui s’est passé avec O Amor Não Tem Leis – le roman de l’écrivaine brésilienne Camila Moreira – qui a été repris par le label Suma de Letras, de la maison d’édition Objetiva.

Dans ce contexte, Alberto Lujambio, le co-fondateur de Novelistik, explique :

Nous ne nous contentons pas de capter la voix active du lecteur, nous en captons aussi la voix passive – celle de la lecture silencieuse. Moi, je peux estimer qu’un livre est très bon, mais je ne sais pas jusqu’où les gens l’ont lu. Ce sont des données différentes, et Novelistik peut comprendre et comparer les unes aussi bien que les autres. Comprendre leur public : c’est là que réside pour les auteurs la possibilité d’être chaque fois meilleurs. C’est seulement de cette façon qu’un auteur peut se convertir en phénomène éditorial. Et vivre de sa plume.

 

Page d’accueil du site Novelistik

Dans la prochaine et dernière partie consacrée à l’édition numérique en Amérique latine, nous nous intéresserons aux salons du livre et aux politiques de lecture publique à l’ère du numérique.

Octavio Kulesz

A propos de l'auteur

Octavio Kulesz is an Argentinian digital publisher and philosopher. In 2007 he founded Teseo, one of the first e-book publishing houses in Latin America. He is the author of the report “Digital Publishing in Developing Countries” (commissioned in 2011 by the Prince Claus Fund and the International Alliance of Independent Publishers), and a Unesco expert on the 2005 Convention.