L’édition numérique à l’ère du mobile : Amérique Latine (1/3)

04/04/2016 / Octavio Kulesz

Cet article constitue la première partie d’un travail d’enquête sur l’édition numérique en Amérique latine. Ce texte est une actualisation du rapport sur L’édition numérique dans les pays en développement (2011), avec un focus sur les appareils mobiles. Dans cette première partie nous nous intéresserons notamment à l’influence des réseaux sociaux dans l’essor de la lecture numérique, au développement des librairies en ligne dans la région, et au phénomène des bibliothèques virtuelles dites “Nuages de livres”. 

Cinq années ont passé depuis la publication du premier rapport sur l’édition numérique dans les pays en développement. Dans le cas spécifique de l’édition latino-américaine, on s’aperçoit rétrospectivement qu’une grande partie des entreprises qui, à l’époque, s’étaient lancées dans l’expérience des nouvelles technologies appliquées au livre, ont depuis fermé leurs portes, ou modifié complètement leur manière de travailler. À l’exception des grandes plateformes globales – qui disposent généralement de ressources suffisantes pour pouvoir résister durant de longues périodes sans percevoir de bénéfices, ce sont donc de nouveaux noms qui forment aujourd’hui le paysage de l’édition numérique en Amérique Latine.

En revanche, bon nombre des enjeux, opportunités et tendances dégagés dans le premier rapport ont gardé toute leur actualité, et sont même parfois encore plus marqués. On citera principalement la demande croissante de contenus en ligne, la mise en place de politiques publiques visant à réduire la fracture numérique, la position clairement dominante du Brésil ainsi que l’irrépressible montée en force – sur laquelle nous reviendrons tout au long de cet article – du téléphone mobile comme support de lecture.

Dans ce contexte, nous proposons ici une actualisation des principales données se référant à l’édition numérique en Amérique Latine, ainsi que quelques réflexions complémentaires. Bien évidemment, cette analyse ne vise pas à constituer un panorama exhaustif – un effort qui serait vain, vu l’évolution rapide qui caractérise tous les secteurs du numérique. Il s’agit plutôt d’essayer de comprendre quelles sont les principales dynamiques à l’œuvre qui continueront probablement de se renforcer dans le futur, au sein de ce riche écosystème.

 

Une région diverse

Comme on le sait, l’Amérique latine se caractérise par une grande richesse culturelle. Diverses langues coexistent dans la région, mais les deux langues majoritaires sont le portugais, parlé au Brésil, et l’espagnol, parlé dans quasiment tous les autres pays. Cette division en deux “mondes” linguistiques, l’un lusophone, l’autre hispanophone, permet d’expliquer bon nombre des tendances qui, en Amérique Latine, caractérisent l’édition en général et l’édition numérique en particulier.

Disons pour commencer que, du point de vue de leur industrie éditoriale, les pays hispanophones bénéficient des avantages de la langue qu’ils ont en commun et entretiennent entre eux des relations dynamiques – en termes de vente d’exemplaires, de présence aux salons, etc. Cependant, dans certains cas, ces échanges s’avèrent conditionnés par les spécificités normatives de chaque espace national – régulations, monnaies, prix, etc. – voire parfois par certaines variantes linguistiques de l’espagnol. Ainsi, même s’il compte sur un marché potentiellement gigantesque, le secteur éditorial du bloc hispanophone présente ce qu’on pourrait appeler une structure “en archipel”. La situation que connait le Brésil est toute différente. L’industrie de ce pays peut en effet développer son marché interne d’une manière beaucoup plus efficace, un projet y étant ainsi plus facilement évolutif.

Technologie et réseaux sociaux

Au cours des dernières années, l’équipement technologique des utilisateurs s’est considérablement amélioré. Selon des chiffres de eMarketer datant de juillet 2015, l’Amérique Latine présente un taux de pénétration Internet supérieur à 50%, et se positionne dans le même temps comme une zone de grand développement de la téléphonie mobile avec environ 400 millions d’utilisateurs de téléphones portables (64,7% de la population), 155 millions d’entre eux possédant un smartphone. En outre, plus de 15% de la population utilise une tablette, l’utilisation de liseuses à encre électronique étant beaucoup moins répandue.

La région est extraordinairement active sur les réseaux sociaux. De fait, il y a en Amérique Latine plus de 217 millions d’utilisateurs de Facebook, et Twitter y enregistre un de ses taux de croissance les plus élevés du monde. Whatsapp, de son côté, présente également des niveaux de pénétration extrêmement élevés. Signalons en outre que la sociabilité numérique latino-américaine ne s’exprime pas uniquement par le biais des grandes applications globales, mais aussi sur des réseaux locaux qui atteignent une audience considérable. Taringa! en est un exemple notable : selon ses propres statistiques, ce portail argentin compte déjà dans la région plus de 27 millions d’utilisateurs inscrits.

Il existe en Amérique latine de nombreuses initiatives qui tirent avantageusement partie des réseaux sociaux pour promouvoir la lecture. Par exemple, le projet brésilien Leitura de Bolso distribue depuis 2015 des textes courts à lire exclusivement via Whatsapp. De puissantes plateformes de recommandation de livres ont également fait leur apparition. Skoob en est un remarquable exemple. Créé à Rio de Janeiro en 2009, ce portail – dont le nom est l’anagramme du mot “books” – compte plus de 3 millions d’utilisateurs qui partagent des informations à propos des livres qu’ils ont lus ou prévoient de lire.

Les avancées du commerce électronique : livres imprimés et numériques

En dépit du ralentissement économique qui affecte de nombreux pays de la région, le commerce en ligne a augmenté de 22.9% en 2015. Pour leur part, les moyens de paiement mobiles ont connu une croissance soutenue due à la massification des smartphones.

Comme lorsqu’ils se connectent sur les réseaux sociaux, les utilisateurs latino-américains, quand ils achètent en ligne, ont recours aux plateformes globales, mais aussi aux grands portails locaux : MercadoLibre – fondée en 1999 par l’Argentin Marcos Galperín – ou Submarino – créée la même année au Brésil. Pour avoir une idée de l’envergure de ces portails locaux, rappelons que fin 2015 MercadoLibre a déclaré compter plus de 138 millions d’utilisateurs et générer un volume de transactions de 1.842 millions de dollars.

Dans le secteur éditorial, l’impact de la numérisation est de plus en plus évident, y compris dans le domaine des livres imprimés. Tout d’abord, la vente des exemplaires au format papier migre progressivement vers Internet. Autre tendance à souligner : l’avancée de l’impression à la demande comme technologie de production – illustrée par le récent lancement de Bibliomanager, une alliance d’imprimeries régionales.

Si l’on examine maintenant le domaine spécifique des livres numériques, il faut signaler que les données concernant les ventes sont très estimatives. On observe en général que le chiffre d’affaires de ce segment représente moins de 1% du total de l’industrie éditoriale, ce qui tendrait à supposer que le livre électronique constitue un segment qui n’a encore que très peu d’incidence sur l’ensemble de l’activité éditoriale. Il faut cependant nuancer :

  • Tout d’abord, les données sur les chiffres d’affaires sont en général obtenues auprès des Chambres du livre, et donc des maisons d’édition dites “traditionnelles”. Ne sont donc pas prises en compte les ventes réalisées par les grandes plateformes qui opèrent en dehors du secteur et commercialisent, par exemple, les textes auto-publiés.
  • De plus, les ventes comptabilisées dans le calcul antérieur reflètent seulement le comportement du marché formel qui, effectivement, est encore réduit. Pourtant, selon des données de Latinobarómetro, la lecture sur supports électroniques est incontestablement devenue l’une des activités les plus pratiquées par les utilisateurs locaux. Cela pourrait indiquer que ces derniers obtiennent les textes par des voies informelles – comme c’est le cas avec les textes téléchargés depuis Internet sans l’autorisation des ayants droit – ou qu’ils profitent d’autres variantes gratuites. Le marché potentiel, tel la “partie immergée de l’iceberg” serait ainsi gigantesque, même si cela n’apparaît pas encore dans le circuit formel.
  • Au-delà de ce qu’on peut observer au niveau de la consommation, un autre signe, du côté de la production cette fois, montre que la quantité de publications électroniques augmente à toute vitesse. Selon des chiffres compilés par le CERLALC, les enregistrements d’ISBN correspondant à des publications numériques ont atteint en 2013 rien de moins que 21% du total des œuvres enregistrées dans la région.

Plateformes de vente de livres électroniques

Quoi qu’il en soit, de nombreuses plateformes de vente de livres électroniques – tant globales que locales – occupent actuellement le terrain. Amazon dispose maintenant de portails au Brésil et au Mexique – inaugurés respectivement en 2012 et 2015, à partir desquels elle commercialise ses livres numériques et ses dispositifs de lecture. La plateforme Kobo a commencé elle aussi à opérer dans ces deux pays à la même période, adoptant cependant une stratégie différente. Cette entreprise fondée à Toronto travaille en effet en collaboration avec des librairies nationales : au Brésil, elle a établi une alliance avec Livraria Cultura et, au Mexique, avec Gandhi et Porrúa – de cette association tripartite est née la plateforme Orbile.

Parmi les sites de vente locaux, il faut citer le cas de Bajalibros. Créée à Buenos Aires, cette librairie en ligne a développé des activités dans la plupart des pays de la région et présente un catalogue de plus de 500.000 œuvres en espagnol et en anglais, parues chez diverses maisons d’éditions.

 


Page d’accueil du site de Bajalibros

Si on ajoute, à ces plateformes de vente globales et locales, les librairies traditionnelles qui, elles aussi, réalisent des ventes de livres numériques à partir de leur site web, on pourra constater que l’offre en livres électroniques s’avère finalement abondante en Amérique Latine. Il existe cependant un certain nombre d’obstacles à prendre en compte – et qui peuvent expliquer en partie la décision des utilisateurs lorsqu’ils optent pour d’autres sources de lecture :

  • Les prix auxquels sont commercialisés ces livres numériques sont en général relativement élevés pour l’acheteur local, qu’ils soient établis par les éditeurs – dans les pays à prix unique, comme en Argentine – ou par les plateformes elles-mêmes. Par ailleurs, sur les plateformes globales, les prix – même s’ils sont exprimés dans la monnaie locale – sont fréquemment liés au dollar et augmentent donc automatiquement en cas de dévaluation des monnaies locales.
  • Même si l’offre en livres numériques est importante d’un point de vue quantitatif – il s’agit de centaines de milliers ou de millions d’ouvrages – la proportion de titres en espagnol ou portugais est en réalité limitée. De plus, les textes proposés en langue locale sont parfois peu adaptés au public de chaque pays. La cause de ce problème réside souvent dans le fait que les livres numériques proposés par les portails nationaux proviennent de distributeurs numériques généralistes internationaux, tandis que les agrégateurs locaux, eux, ne parviennent pas à décoller.

Nuages de livres (et d’audiolivres)

Outre les sites de vente de livres électroniques, on trouve en Amérique Latine bon nombre de bibliothèques virtuelles commerciales connues sous le nom de “nuages de livres”. Contrairement aux sites qui vendent les livres numériques à l’unité, et fonctionnent donc à l’exemplaire, ces plateformes ont opté pour un système de souscription : les utilisateurs paient chaque mois une somme fixe qui leur donne accès à un vaste catalogue. Il s’agit dans la plupart des cas d’ouvrages en langue locale qui ont été soumis à un processus de sélection, ce qui les rend plus attractifs pour le lecteur. Citons quelques exemples notables, tous en provenance du Brésil.

En juin 2011, quatre maisons d’édition universitaires – Grupo A, Atlas, Grupo GEN et Saraiva – ont présenté une initiative baptisée Minha Biblioteca (“ma bibliothèque”). Clairement destiné à l’éducation supérieure, ce projet est parvenu à réunir un fonds de 5.000 titres universitaires. Les utilisateurs ont en outre la possibilité de combiner les chapitres de différents ouvrages pour obtenir des livres personnalisés grâce au système Pasta do Professor (“le porte-documents du professeur”).

De son côté, le portail Árvore de livros (“l’arbre à livres”) a vu le jour fin 2013. Son catalogue vise un vaste public et englobe une multiplicité de genres : il compte plus de 14000 ouvrages de fiction, littérature pour enfants, développement personnel, etc… La plateforme s’oriente surtout vers des clients institutionnels – secteur public, écoles et entreprises. Les maisons d’édition participant au projet peuvent suivre la courbe des prêts en temps réel.

Néanmoins, c’est probablement le projet Nuvem de Livros (“le nuage de livres”) qui a obtenu le plus de retentissement. Développé par l’entreprise Gol Mobile et présenté à l’occasion de la Biennale de Rio en 2011, ce portail est parvenu à attirer une quantité impressionnante d’utilisateurs. Grâce à un accord passé avec l’opérateur téléphonique Vivo et le portail Terra, il compte actuellement plus de 2,5 millions d’abonnés. Nuvem de Livros a déjà commencé à conquérir le marché hispanophone, au point qu’il se présente aujourd’hui comme le digne rival d’Amazon en Amérique Latine. Selon Jonás Suassuna, le fondateur de l’entreprise, la clef du succès réside dans la qualité des œuvres choisies, plus que dans la simple quantité :

Nuvem de Livros est né dans un esprit familial. Aucun livre n’entre dans notre bibliothèque sans le contrôle de l’un de nos experts. Nous n’acceptons pas non plus d’auto-publications. Il y a des contenus qui entrent sur d’autres plateformes, et qui de fait en sont devenus la marque de fabrique, mais qui, nous, ne nous intéressent pas. Nous croyons en la valeur du travail de la maison d’édition, des éditeurs. C’est l’étape préalable à la publication d’un livre, le filtre entre l’auteur et les lecteurs. Il y a de tout sur Internet, y compris des cloaques à ciel ouvert. Il est donc nécessaire qu’existent des endroits régis par un certain niveau d’exigence.

 

 

Présentation du système Nuvem de libros

Il faut mentionner aussi les nombreuses plateformes globales présentes en Amérique latine qui fonctionnent selon le système de la souscription. Disponible au Brésil et au Mexique, Kindle Unlimited en est un exemple incontournable. Sur cette plateforme, Amazon est en effet parvenue à réunir des milliers de titres pensés pour le lectorat local, même si les négociations avec les maisons d’édition n’ont pas toujours été simples. Deux autres acteurs internationaux de poids sont 24Symbols et BookMate : ces plateformes ont établi des alliances avec des entreprises de téléphonie mobile qui, comme Tigo, opèrent dans la région, leur assurant un considérable volume d’utilisateurs ainsi que la possibilité de se faire payer via la facture du téléphone portable.

Nous nous sommes limités jusqu’à présent au domaine des publications écrites, mais il existe aussi dans la région une offre croissante en audiolivres. Le service Ubook, présenté au Brésil à la fin de l’année 2014, propose un fonds de 1.000 ouvrages, lus par des locuteurs, des acteurs ou les auteurs eux-mêmes. Ses plus de 650.000 souscripteurs ont la possibilité de payer un abonnement mensuel de 18,90 Réales (environ 4,5 Dollars) pour accéder à ce fonds via streaming.

Dans la prochaine partie : les maisons d’édition traditionnelles et les nouvelles technologies ; les maisons d’édition nativement numériques : créateurs de leur propre catalogue et prestataires de services ; le boom de l’autoédition.

Octavio Kulesz

A propos de l'auteur

Octavio Kulesz is an Argentinian digital publisher and philosopher. In 2007 he founded Teseo, one of the first e-book publishing houses in Latin America. He is the author of the report “Digital Publishing in Developing Countries” (commissioned in 2011 by the Prince Claus Fund and the International Alliance of Independent Publishers), and a Unesco expert on the 2005 Convention.