Edition numérique en Afrique de l’Ouest francophone : regard sur le Sénégal

18/06/2020 / Mariam Pellicer

Un article écrit par Saliou So, publié par Le Monde du Livre, le 1er juin 2020

L’essor des technologies de l’information et de la communication a touché presque tous les secteurs de la vie. Celui de l’édition n’est pas en reste. Aujourd’hui, l’édition numérique est devenue une réalité. Toutefois, certaines parties de la planète restent à la traîne ; et c’est le cas pour l’Afrique de l’ouest francophone. La réticence des maisons d’édition traditionnelles au numérique, l’absence d’une culture de la lecture, la fracture numérique, etc. sont autant de raisons qui expliquent ce retard dans le secteur éditorial africain.

Néanmoins, cette zone géographique présente un environnement propice pour la lecture numérique, vu le fort taux de pénétration de la technologie mobile (47%)[1].C’est en ce sens que certains essaient tant bien que mal de relever le défi, comme les Nouvelles éditions numériques africaines (NENA), les Éditions Diasporas Noires, etc.

 

1. Un secteur en retard

Dans les sociétés réputées être de forte tradition orale,  la culture de la lecture n’est pas fortement ancrée dans les habitudes ; c’est ainsi le cas dans les populations subsahariennes francophones. Par conséquent, même si quelques avancées ont été notées depuis la création de la première maison d’édition africaine en 1947, en l’occurrence Présence africaine, l’édition est un secteur qui reste méconnu par le grand public. Au fil du temps, l’avènement du numérique n’a pas trop eu d’impact sur les comportements de ces populations à l’égard de la lecture. Les livres numériques n’ont pas pour le moment fait un bond en avant dans la culture de lecture des populations africaines comme on aurait pu l’attendre. La littérature générale n’intéresse pas tellement ces populations, d’autant plus qu’il s’agit souvent de littérature non-africaine. Les livres les plus vendus sont en général des manuels scolaires ou des livres qui ont trait au programme d’enseignement, y compris la recherche.

Toutefois, l’édition numérique reste un secteur très précoce en Afrique et a encore du chemin à faire. Selon Lareus Gangoueus dans son article La lente évolution de l’édition numérique africaine, sur 20 éditeurs qui ont répondu à une enquête portant sur les leviers de promotion pour une plateforme de livres numériques de Réassi Ouabonzi[2], 60 % ont donné un avis favorable pour la numérisation de leurs fonds mais ne sont pas rassurés par les modalités de procédures de diffusion, notamment par les collaborations avec les grosses plateformes telles que Google Livres ou Amazon. Ce qui explique cette réticence des éditeurs africains à se lancer dans la numérisation. De plus, le manque de formation des éditeurs sur les outils du numérique est aussi un frein.

Du côté des auteurs, cette méfiance est plus profonde dans la mesure où les droits d’auteur liés au livre numérique ne sont pas encore encadrés. En effet, dans la  plupart des pays africains, il n’existe pas encore de dispositions juridiques qui organisent le livre numérique. Par conséquent, les auteurs ne savent pas à quel saint se vouer pour publier un livre numérique. Toujours selon cette étude, « plus de la moitié des éditeurs africains n’ont pas procédé à une numérisation de leurs fonds éditoriaux », soit 71 % des éditeurs si l’on intègre les éditeurs dont la numérisation ne dépassent pas les 5 %[3].

En plus de cette réticence des principaux acteurs du livre, les pays africains francophones ne disposent pas des infrastructures nécessaires pour bien promouvoir l’édition numérique. Le taux d’équipement des outils de lecture numérique tels que les liseuses et tablettes est encore faible. L’insuffisance de l’approvisionnement en électricité est aussi un facteur qui ralentit le développement de l’édition numérique et nourrit les inquiétudes aussi bien de l’éditeur que du lecteur. Les coupures d’électricité sont très fréquentes et n’encouragent pas le lecteur à se procurer un livre numérique. Dans les régions plus reculées, notamment en milieu rural, les choses sont plus graves, car se pose la question de l’accès à l’électricité. Or, sans cette dernière, le recours au livre numérique n’est pas envisageable.

S’agissant de la commercialisation du livre numérique, le taux de bancarisation très faible constitue également un handicap pour les éditeurs dans la mesure où les achats d’ebook doivent se faire en ligne. Certaines personnes disposant d’un compte bancaire ne savent pas comment faire un paiement en ligne. D’autres craignent de faire l’objet de fraudes sur internet et préfèrent renoncer au paiement en ligne.

S’agissant du livre audio, il est loin d’être à l’ordre du jour des éditeurs africains francophones subsahariens. Malgré son caractère oral, le livre audio n’étant pas encore assez connu.

 

2. Un environnement pourtant propice ?

Mame Hulo Guillabert, directrice des Éditions Diaspora noire (maison d’édition numérique africaine basée au Sénégal), disait lors de son intervention au séminaire organisé par l’association sénégalaise des éditeurs en 2017 sur le thème « édition imprimée et édition numérique : développement et enjeux» : « Je dis aux Africains, il ne faut pas qu’on rate cette révolution technologique, cette révolution numérique d’autant plus que je pense que ça rejoint l’oralité. C’est une sorte de renouveau de l’oralité. Parce que quand vous êtes sur Facebook, vous parlez, vous dites plein de choses volatiles même si c’est gardé, c’est de l’oralité finalement. »

Le livre sous toutes ses formes regorge d’énormes potentiels pour le continent africain. Dans la mesure où on est dans des sociétés de culture orale, le numérique, notamment le livre audio serait très intéressant pour relancer l’édition africaine. Les sociétés africaines disposent des patrimoines très riches qui pourraient faire l’objet de publication. Les contes, les fables, les proverbes intéressent beaucoup les jeunes publics et sont autant de formes textuelles à valoriser grâce au numérique. Par exemple, le livre audio pourrait très facilement remplacer les séances de lecture de contes ou d’autres textes narratifs souvent organisés dans le cadre des animations en bibliothèque.

Dans le même sillage, le développement remarquable de la technologie mobile garantirait une large diffusion et l’usage du livre numérique. En effet, il n’existe pas assez de librairies physiques en Afrique subsaharienne francophone et le livre numérique pourrait offrir un circuit de vente alternatif. L’explosion du téléphone mobile a suscité le développement de plateformes de vente en ligne, ce qui n’était pas le cas auparavant. Le téléphone mobile constitue ainsi une vraie solution face au déficit infrastructurel inhérent aux supports de lecture numérique (liseuses et tablettes).

Les jeunes sont de plus en plus connectés à internet et le taux de pénétration du mobile ne cesse d’augmenter. Ainsi, en diffusant des livres numériques, un éditeur classique augmenterait très fortement ses chances de vente. Le livre numérique permettrait aussi de faire connaître l’édition africaine au niveau international. Nonobstant le taux de bancarisation très faible et les réticences susmentionnées, une meilleure intégration des systèmes de transfert d’argent via le mobile, dispositif qui ne cesse de gagner du terrain, pourrait soutenir le mode de paiement en ligne.

L’autoédition numérique est aussi un véritable moyen pour booster l’édition africaine. Elle constitue une aubaine pour les auteurs qui ont des difficultés à trouver un éditeur. Elle leur permet de se faire  publier par des plateformes avec une très grande visibilité. Néanmoins, les contenus africains ne sont pas très présents sur ces plateformes géantes, d’où l’idée de M. Marc Ledoux, directeur des NENA (Nouvelles éditions numériques africaines) de créer sa propre plateforme de diffusion.

Le prix de vente plus faible des livres numériques présente également un avantage pour mieux promouvoir la lecture et la culture de manière générale. Vu le niveau dans ces pays, les dépenses financières sont priorisées. En conséquence, le livre et la lecture sont relégués au second plan. Dans ce contexte, le livre numérisé proposé à un prix plus attractif, avec la suppression de certaines étapes du circuit du livre, comme les frais d’impression, constitue une opportunité. Ainsi, le livre numérique contribuerait, en Afrique francophone, à la démocratisation des savoirs et à l’amélioration de la qualité dans les enseignements-apprentissages.

L’environnement africain de manière générale réunit plus ou moins les conditions nécessaires pour s’approprier le livre numérique et en faire un facteur de développement du secteur éditorial. Il ne reste qu’à prendre des initiatives…

 

3. Quelques initiatives en faveur du numérique

L’exemple le plus intéressant est celui des NENA, créées en 2008 et basées au Sénégal. L’éditeur NENA a la particularité d’être le premier et l’un des rares pures players en Afrique francophone subsaharienne. Il est présent à toutes les étapes de la chaîne du livre numérique : l’édition, la diffusion et la commercialisation. Leurs livres numériques sont publiés aux formats EPUB, XHTML et PDF et peuvent être lus sur tous les supports informatiques : ordinateurs, téléphones, tablettes, liseuses, etc. En plus, dans sa collection « Contes et fables africains », l’éditeur nous propose une soixantaine de  livres audios. L’originalité des NENA réside également dans le fait qu’elles publient les contenus  africains.

Les NENA développent aussi des partenariats avec d’autres éditeurs classiques à travers la coédition numérique, la diffusion à travers sa Librairie Numérique Africaine (LNA) et la distribution. C’est ainsi que la LNA a élargit sa présence sur les plateformes en ligne par la signature de contrat avec Numilog, ce qui témoigne des ambitions de son Directeur qui veut faire des NENA, « l’Amazon de l’Afrique. »

D’autres maisons d’édition ont commencé à emboîter le pas aux NENA ces dernières années ; c’est le cas des Éditions Diasporas Noires, dont l’une des missions est « d’offrir une alternative à l’édition traditionnelle et à la vente en librairie physique compte tenu que, selon de nombreuses études, 90 % des manuscrits sont refusés par les éditeurs classiques[4]». Avec l’opportunité offerte par le numérique, l’éditeur publie et accompagne les jeunes talents, en vue de promouvoir le patrimoine littéraire africain. L’éditeur dispose également d’une librairie numérique comme la LNA pour la diffusion de ses productions. Diasporas Noires propose enfin des formations pour la création de maisons d’édition numérique. Il est à noter que des éditeurs numériques pures players ne sont pas encore assez développés en Afrique de l’ouest francophone et qu’il n’en existe donc pour le moment que deux.

Par ailleurs, des éditeurs classiques publient de plus en plus des livres numériques à côté du papier. L’Harmattan Sénégal propose depuis quelques années la publication ebook et imprimée de leurs livres. Leur catalogue compte déjà plus de 40 000 livres numériques. Leur modèle économique permet de vendre le livre numérique à un prix nettement inférieur à celui de l’imprimé avec une remise de 25 % sur le prix de ce dernier. Il pratique aussi l’impression  à la demande. L’éditeur indépendant Amalion installé à Dakar, et qui a pour but de publier et de diffuser les publications concernant les connaissances africaines, pratique le même modèle économique que l’Harmattan en publiant l’ebook à côté de l’imprimé.

En plus des éditeurs, les associations à but non lucratif et organismes ou institutions de recherche essaient tant bien que mal de se lancer dans le numérique.

De leur côté, les associations à but non lucratif, en mettant à disposition des contenus numériques gratuits, visent à lutter contre l’analphabétisme et à améliorer la qualité de l’éducation des enfants dans ces zones. Parmi eux, on a l’ONG Worldreader[5]et l’ONG Feusseul[6] qui s’activent dans la mise en place des bibliothèques numériques pour les élèves au Sénégal, notamment dans les zones défavorisées. YouScribe en partenariat avec l’entreprise de télécommunication Orange propose également l’accès à des millions de documents à travers des systèmes d’abonnement à des coûts très bas. De plus en plus, naissent des projets de ce genre en Afrique de l’ouest francophone, ce qui laisse prédire un futur plus dynamique du livre numérique dans cette région. Toutefois, les contraintes demeurent toujours, ce qui explique cette lenteur.

Dans le secteur de l’enseignement supérieur et de la recherche, c’est le CODESRIA (Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique) qui est l’exemple de référence. Leader de l’édition numérique dans la recherche en sciences  sociales, l’organisme met un certain nombre de ses publications en ligne et en accès gratuit. En 2014, son catalogue comptait environ 180 livres numériques gratuits[7].

En définitive, le passage au numérique reste un grand défi pour l’édition africaine. Il incombe aux acteurs du livre africain de se l’approprier, car il se présente comme l’outil idéal qui pourrait permettre à la littérature africaine de manière générale de passer le cap et d’avoir une reconnaissance mondiale. Pour ce faire, il nécessite une formation très sérieuse des acteurs de la chaîne du livre, notamment des éditeurs, à cet nouvel outil qu’est le numérique. En sus de cela, les pouvoirs publics sont invités à s’impliquer davantage dans le secteur du livre. Actuellement, il n’existe aucun texte juridique concernant l’édition numérique au Sénégal. Ce qui explique cette inexistence de chiffres officiels dans le secteur de l’édition. Ainsi, les autorités sont vivement conviées à accorder plus d’intérêt au livre et à ses mutations pour que l’Afrique francophone subsaharienne puisse répondre en ce siècle « au rendez-vous du donner et du recevoir » comme le disait le président Léopold Sédar Senghor.

 

  • [1] Rapport GSMA (Association internationale des opérateurs de téléphonie mobile) 2018 sur l’économie mobile en Afrique de l’ouest
  • [2] Réassi Ouabonzi, Quels leviers du marketing digital pour la promotion d’une plateforme de livres numériques en Afrique, –MBA Marketing et Commerce sur internet-, Institut Léonard de Vinci, Paris la Défense, 2015
  • [3] Ibid.
  • [4] https://diasporas-noires.com/a-propos/
  • [5] Worldreader est une organisation mondiale à but non lucratif  qui offre aux habitants des pays en développement un accès gratuit à une bibliothèque de livres numériques via des liseuses électroniques et des téléphones portables
  • [6] Feusseul : Organisation non gouvernementales sénégalaise travaillant pour la promotion des bibliothèques et de la lecture, www.feusseul.org
  • [7] www.codesria.org

Bibliographie

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